Troisième épisode de notre feuilleton de politique-fiction. Ce récit présente le scénario-catastrophe auquel le Forum de Davos a échappé de justesse en délocalisant sa prochaine édition à New York.
Dans la nuit qui précède le Forum de Davos, un certain Tsutsui, repris de justice, veut priver de conversations les invités en faisant sauter un relais de téléphonie mobile. Il gravit la montagne neigeuse au-dessus de la station. Lire ici le début du récit.
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Chapitre 3.
Il y a deux heures encore, Max ne connaissait pas cette femme. Frénésie, le nom chante doux. Et là dans le luxueux ascenseur, juste avant d’arriver au deuxième étage où il a sa chambre, Max vient de l’embrasser. Elle lui rend son baiser, presse le bouton pour continuer leur voyage jusqu’au sixième et dernier. Elle sort devant, lui fait signe de la suivre jusqu’à son bureau. Une femme en habit de soirée, une démarche assurée.
Dans l’antichambre, elle salue son assistante qui travaille encore là, minuit passé. Comme Max entre dans la pièce où trône son bureau de directrice d’hôtel, elle met un doigt sur la bouche, puis écarte les rideaux pour qu’il admire la vue sur Davos endormie.
La neige a cessé de tomber. Dans la plupart des maisons, les lumières sont éteintes, sauf du côté de la patinoire où un campement de policiers est éclairé comme en plein jour. Un phare clignotant orange annonce une saleuse à travers les rues désertes. La demi-lune a disparu derrière les montagnes, mais une étrange lueur continue d’éclairer les sommets. On distingue chaque plissement de terrain au-dessus de la limite des arbres, la trouée des télésièges, les relais de télécom sur le sommet.

Il paraît que depuis trois jours en altitude la neige est tombée sans arrêt. On craint des avalanches de poudreuse. Avec la distance, la neige adoucit chaque paysage jusqu’à le rendre mélancolique.
Frénésie prie Max de s’asseoir et prononce quelques phrases commerciales sorties de tout contexte pour donner le change à l’assistante qui tend l’oreille:
– Nous disions donc, Monsieur vom Pokk, que vous pourriez dès cet été nous amener un nombre de clients fixé par avance…
Puis Frénésie ferme la porte d’un coup de talon, s’approche de Max:
– Vous allez redescendre dans votre chambre. Ne pas fermer la porte, juste la pousser, sans que le contact se fasse, sinon ça se voit de la centrale de contrôle. J’arrive dans cinq minutes.
Malgré la folle envie qui prend Max d’embrasser encore Frénésie, il regagne l’ascenseur, non sans avoir salué au passage un monsieur montant la garde devant la porte d’un client de marque.
Il pénètre dans sa chambre au deuxième étage à l’aide d’une carte magnétique, repousse le battant sans fermer, comme l’a recommandé Frénésie.
Max se plante devant le miroir de la salle de bain, sans aucune envie de bouger. Un type fatigué par une journée d’avion, un homme aux cheveux gris, un amoureux qui vient de vivre le coup de foudre le plus fulgurant qu’il ait jamais connu, un conférencier au Forum de Davos, invité pour présenter un sujet d’actualité: «De Mai 1968 à Septembre 2001». Un homme seul, le soir tard, dans un chambre d’hôtel, qui vérifie dans le miroir le maintien de ses traits.
Il n’aime pas cette ride verticale qui se creuse et s’étire deux fois des yeux à la bouche. Comme si la vie avait réussi à marquer Max. Il est là, s’étonnant de son geste de tout à l’heure. Embrasser une inconnue qu’il vouvoie, qui s’est présentée à lui lors d’un cocktail dans le salon de l’hôtel en l’honneur des nouveaux arrivants, les conférenciers du lendemain.
Ce que Max sait d’elle: elle dirige cet hôtel depuis un an, son premier emploi dans l’hôtellerie. Auparavant, elle travaillait à New York dans un bureau d’avocats spécialisé dans les fusions d’entreprises. Elle a une fille de cinq ans qu’elle élève seule, habite un chalet à la sortie de Davos, à l’intérieur du périmètre de sécurité.
Il y avait beaucoup de photographes au cocktail. Peut-être l’un d’eux a-t-il pris la photo de leur premier tête-à-tête au milieu des invités, ce premier regard qui a fait un fulgurant aller-retour.
Tout en se brossant les dents, Max sent un pincement commencer près du cœur, descendre dans l’estomac. Ainsi la joie submerge un enfant qui va partir en voyage dans un pays rêvé. Max reconnaît en lui une espèce d’état second. La mousse du dentifrice aux lèvres, devant le miroir de l’hôtel, il sourit bêtement.
(A suivre)
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Jusqu’au 30 janvier 2002, les épisodes de «Davos Terminus» seront publiés sur Largeur.com chaque lundi, mercredi et vendredi. Lire ici le quatrième épisode.
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A la même cadence, «Davos Terminus» sera publié en traduction anglaise sur le site new-yorkais Autonomedia.org.
