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2. Où l’on découvre la vie que Tsutsui menait en prison

Dans la nuit qui précède le Forum de Davos 2002, un certain Tsutsui, repris de justice, semble vouloir faire sauter un relais de téléphonie mobile. Lire ici le premier épisode.

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Chapitre 2.

Tsutsui imagine la secrétaire du premier ministre cherchant à joindre le directeur de la banque centrale: nous ne sommes pas en mesure d’acheminer votre appel. Puis le premier ministre du Japon lui-même privé de liaison avec sa maîtresse, se masturbant devant le lavabo de sa chambre d’hôtel. Ils vont demander des dommages et intérêts aux organisateurs du Forum. Ils se diront victimes des anti-mondialistes, des terroristes, des frustrés de la croissance et autres déchets de civilisations sans avenir. Tout ça pour un trépied légèrement affaissé.

Cet été Tsutsui aurait pu creuser un trou d’un mètre sous la fondation. Il aurait placé la petite bonbonne et la commande à distance. Il aurait soigneusement refermé le tout, les cailloux dessous, quatre mottes d’herbe au-dessus, y compris la mousse et une touffe d’herbe à vache.

Ce genre de charge ne craint ni l’eau ni le gel. Même la pile électrique est garantie un an à moins trente degrés. Ça n’attendrait qu’un signal, comme une clé qui ouvre une serrure et dit à la charge de désherbant: allez, vas-y, c’est l’heure. Une fois la serrure ouverte, la minuterie accorderait une demi-heure de répit, le temps pour l’artificier de se mettre à couvert.

Assis sur le banc, Tsutsui guette les bruits de la nuit, n’entend que son souffle moins sollicité que par une partie de basket dans la cour du pénitencier. Derrière les murs hauts, il épiait les sirènes du port. D’abord celle de midi et de six heures, mais aussi d’autres signaux plus mystérieux.

Parmi les détenus, certains connaissaient les habitudes du port, prétendaient savoir de quel porte-conteneur il s’agissait. Inutile de les décevoir en leur annonçant que ce bateau-là n’existait plus. En prison on ne vieillit pas, on garde en soi le monde qu’on a quitté, avec ses bateaux et ses idées.

Ce n’est qu’en sortant qu’on se sent démodé. Quand on s’aperçoit que les tickets du métro on changé de couleur, que les gens se rasent maintenant la tête sans raison ou portent de nouveau des pattes d’éléphant. Seule la rage contre l’ordre des choses reste intacte, contre ceux qui se proclament sans droit maîtres du monde.

La journée, Tsutsui ne pensait jamais à s’évader. Mais le soir les sirènes du port attisaient l’appel du large. Il s’endormait persuadé qu’une grue du paquebot tendrait son bras par-dessus le mur d’enceinte, accrocherait son lit et le déposerait aux côtés de sa bien-aimée.

Elle lui avait rendu visite chaque mois, pendant les huit ans de pénitencier. Elle lui racontait en détail la vie de leur fille. Il s’était fait à l’idée d’une enfant qu’on ne voit pas grandir. Lui non plus n’avait pas connu son père. Maintenant il sait que ce type est passé de l’autre côté, dans leur camp retranché. Un ennemi.

Cette fois ils ne le prendront pas. Il ne leur laissera pas l’occasion d’un nouveau simulacre de procès. Le jugement de ces gens-là ne l’atteint plus. Ils sont retranchés là en bas, protégés par leurs barbelés et leurs flics. Ils vont se retrouver coupés du monde, sans les ficelles qui les relient à leurs corbeilles électroniques, à leurs amours payantes, à leur dossiers truqués. Les loups voudront quitter leur tanière. Ou bien se boufferont entre eux.

Tsutsui aurait pu se mêler aux manifestants, comme il l’a fait à Seattle. Une foule joyeuse venue du monde entier, des consignes qu’on se glisse derrière le passe-montagne, des adresses qu’on échange, de la musique qu’on écoute ensemble. Mais aussi d’interminables attentes derrière des cordons de flics, des forteresses imprenables, des charges impuissantes et la panique de se faire arrêter.

En face des manifestants, l’ennemi ne se montre pas à découvert, nous envoie ses flics et voudrait que des gens comme Tsutsui paient encore une fois de leur personne. De Seattle, il a tiré la leçon: démasquer l’ennemi, oui, mais jamais plus à découvert.

Les sabotages symboliques n’ont pas besoin de commentaires. Mirafiori Tsutsui vous salue bien et vous prie de considérer la destruction du relais de télécom au-dessus de Davos comme une partie de la lutte pour libérer l’humanité de ses détracteurs, la planète de ses pollueurs et de ses forces d’occupation.

Vive la zone d’autonomie temporaire. Les forces spéciales sont priées de quitter Davos sans conditions. Et de rendre l’endroit aux bergers de montagne, aux surfeurs, aux anciens prisonniers de vos maisons de correction. Et que ça saute!

(A suivre)

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Jusqu’au 30 janvier 2002, les épisodes de «Davos Terminus» seront publiés sur Largeur.com chaque lundi, mercredi et vendredi. Lire ici le troisième épisode.

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A la même cadence, «Davos Terminus» sera publié en traduction anglaise sur le site new-yorkais Autonomedia.org.