Pendant que les Afghans se font fragmenter, les Européens se ferment les yeux à deux mains.
Depuis 25 jours, l’Etat le plus puissant du monde bombarde sans discontinuer l’un des Etats les plus pauvres du monde. Un pays habité par des populations misérables qui ont le douteux privilège de devoir faire face depuis plus de vingt ans à des interventions militaires étrangères. Les Russes pour commencer, les Américains ensuite, excusez du peu.
Ce drame, dont je ne rappelle la triste réalité que par clause de style tant il est supposé être connu, n’a pas l’air d’émouvoir outre mesure l’Europe et ses riants habitants. Les bombes tombent sur Kaboul, Hérat ou Kandahar sans que cela trouble nos vacances automnales. Les bombes à fragmentation se fragmentent et fragmentent les Afghanes sans fragmenter notre sommeil, ni notre appétit, ni notre joie de vivre. Les dommages collatéraux, les erreurs de tir, les destructions de dépôts de la Croix-Rouge se multiplient sans que la colère du citoyen européen se démultiplie. Sans que la moindre inquiétude ne fasse frémir sa bonne conscience repue, bronzée, astiquée, argentée, habillée, cosmétiquée, cultivée, civilisée.
Nous, c’est-à-dire nos sociétés avancées, avons très précisément atteint ce point d’indifférence totale où rien ne peut plus nous faire dévier de la satisfaction immédiate de besoins aussi prosaïques qu’inintéressants. Contingents pour tout dire.
Personne dans ces conditions ne sera surpris de constater que cet effacement du citoyen européen correspond à l’inexistence d’une force politique européenne. Depuis six semaines, la planète est en crise, mais l’Europe digère, rote, pense élections à venir, répartit les licences à licencier, globalise, mondialise, gesticule. Mais ne proclame en réalité que son inexistence, son néant.
Que fait Romano Prodi, le président du gouvernement européen? Il maugrée dans son coin, joue les incompris, s’ennuie en réalité de sa bonne ville de Bologne et de son vélo, regrette la politicaillerie italienne où il s’était fait un nom, mais se fout de l’Afghanistan et de la guerre comme de l’an quarante. Ce qui fait bander Monsieur le Président de la Commission Européenne, outre la messe du dimanche, c’est de jeter des peaux de bananes sous les pieds de Berlusconi ou de D’Alema, pas d’interpeller Bush et Powell sur leur politique, encore moins d’ébaucher une politique européenne.
Et Javier Solana, le Monsieur politique étrangère et militaire de l’Union européenne, il en est où, Javier Solana?
Il s’occupe de la nouvelle constitution macédonienne, Javier Solana, il la trouve aguichante, cette constitution qui donne le quart d’un quart de poil de pouvoir aux Albanais de Macédoine… Mais sur Bush et Powell, sur les bombes à fragmentation, sur les pauvres qui se font bombarder dans la caillasse afghane, Javier Solana n’a pas d’opinion particulière. Il a fait une virée la semaine dernière au Moyen Orient, juste le temps de comprendre que Sharon et Arafat sont fâchés et que la situation est inextricable. Mais sur Bush et Powell, il n’a rien à dire. Sur la stratégie européenne anti-guerre, encore moins.
Et les socialistes français? Ils se taisent, ils sont muets, ils pensent élections, voient des Chiracs partout. Et les socialistes allemands? Ils aiment Bush, les socialistes allemands, ils aimeraient envoyer des soldats en Afghanistan, mais c’est compliqué, alors ils se fendent de grandes déclarations qui n’engagent même pas leurs auteurs pendant les cinq minutes qui suivent le moment où elles sont faites.
Et les autres Européens? La droite espagnole? La gauche grecque? Les neutres autrichiens ou irlandais?
Ils murmurent dans leur coin, ils font comme les citoyens qu’ils représentent: ils se ferment les yeux à deux mains en espérant ne pas voir passer le danger, en attendant lâchement que le dernier Afghan se soit fait fragmenter pour ensuite avouer benoîtement: «Désolés, mais on ne savait pas, on n’a rien vu venir… »
Hubert Védrine était samedi dernier en Arabie saoudite, Tony Blair y est aujourd’hui. Schroeder se promène du côté d’Islamabad: aucun de ces hommes politiques n’a été capable à ce jour de dénoncer ne serait-ce que le scandale que représente le soutien occidental à une dictature esclavagiste, raciste, machiste et corrompue telle que l’Arabie saoudite, dont la seule existence est un affront pour l’humanité entière, qu’elle soit assise ou non sur nos réserves de pétrole.
Par contre, ces grands démocrates s’agitent beaucoup pour esquisser la composition du gouvernement qu’ils aimeraient voir demain à la tête de l’Afghanistan. Sans s’interroger sur les desiderata des premiers concernés, les Afghans eux-mêmes. Et ils osent montrer Berlusconi du doigt quand il dit tout haut ce qu’ils font tout bas: occidentaliser le Proche Orient, comme les missionnaires des temps jadis.
