Un automate pourra-t-il assouvir les besoins que ses sentiments auront induits? Voilà le genre de question que l’on se pose en découvrant le dernier Spielberg, production post-mortem de Stanley Kubrick.
On ne va pas remuer le couteau dans la plaie. La critique sur papier s’est déjà suffisamment acharnée contre le dernier Spielberg – trop touffu, trop ballonné, trop bancal dans sa division tripartite, trop pâlissant devant le modèle stylistique que lui tendait Stanley Kubrick. On préférera se promener dans l’épaisseur hirsute instaurée par le film. S’orienter, naïvement, à l’aide de petits cailloux blancs, dans cette très inégale forêt de thèmes.
Car c’est clairement à l’immersion dans un nouveau conte de fées futuriste que nous invite le créateur d’«E.T.». De manière si avouée, d’ailleurs, que l’intrigue ne cesse elle-même de se référer à celle de «Pinocchio». Et si David (Haley Joel Osment), le jeune robot héros d’«A.I.», doté d’un cœur plus humain que le plus humain des cœurs, si David peut s’identifier à la célèbre marionnette de bois, pourquoi ne s’autoriserait-on pas également, en consommateur d’images cinématographiques par essence artificielles, à s’identifier à un cyber-garçonnet souffrant de ne pas se reconnaître dans le miroir qui lui est tendu? Souffrant, autrement dit, de ne pas être reconnu pour ce qu’il est intimement?
Lorsqu’au début du premier volet d’«A.I.», le professeur Hobby (William Hurt) se propose de construire une machine ayant non seulement l’apparence d’un enfant mais aussi sa sensibilité, sa psychologie, ses émotions (toutes catégories qui entrent dans la désuète appellation d’«intelligence artificielle»), une chercheuse parmi ses assistants se hasarde à poser la question: à supposer que ce furby de chair, ce tamagotchi en culottes courtes puisse effectivement se réaliser, les hommes seront-ils, eux, capables de l’aimer en retour? Un tel automate pourra-t-il assouvir les besoins que ses sentiments auront induits?
Portant sur la responsabilité individuelle devant les affects d’autrui, cette interrogation éthique se voit écartée d’une chiquenaude par le démiurge. Elle traverse néanmoins le film – et trame l’un de ses noyaux philosophiques: autour de la notion toute spielbergienne de l’aliénation!
La figure de l’«enfant incompris» imprègne en effet d’un bout à l’autre le cinéma du wonderboy américain ayant su unifier, grâce aux seuls artifices hollywoodiens, intelligence et émotion. Que ce soit sous la forme d’un extra-terrestre, d’un fantôme, d’exclus de toutes natures ou, ici, d’un petit androïde, cette figure agit comme l’un des ressorts les plus actifs de son univers merveilleux.
Le pauvre David est relégué au rang d’indésirable «mecha» (pour «mechanic») aussitôt que son frère «orga» (pour «organic») retrouve sa place auprès de maman. Les héros de Spielberg, après ceux de Disney, pâtissent tous d’une faille profonde dans leur être. Déclassés. Pris pour autres. Rejetés pour l’amour même qu’ils éprouvent. Honteux de ce qui, fantasment-ils, aurait dû les rendre fiers. Eternellement en porte-à-faux.
«Je reviendrai quand je serai un vrai garçon, et alors tu m’aimeras vraiment», jure l’enfant robot à sa mère adoptive lorsque celle-ci l’abandonne au fond d’un bois.
«Aucun humain ne saurait te faire le bien que je te vais te faire», déclare de son côté le robot gigolo (Jude Law) à une femme esseulée… La vérité, déplorent en choeur l’enfant et le gigolo, c’est que l’autre n’aime jamais qu’en partie, pour certaines prouesses seulement, sur la surface d’une intersection limitée: l’autre, par définition, ne vit que des amours (et des intelligences) artificielles.
Le fils apparaît tôt ou tard comme un mauvais objet à la plus aimante des mères, l’amoureuse comme un embarras au plus soutenu des amants. On finira par en disposer. On les remplacera. Par là, à leurs yeux, on niera le fondement même de leur identité.
Et, en définitive, fût-on constitué de circuits électriques ou de réseaux sanguins, cette aliénation qui consiste à toujours devoir se faire autre (c’est-à-dire à se conformer au regard de l’autre) pour accéder à soi semble une réalité planétaire – et peut-être plus résonnante en cet âge de la multiplicité et de la prolifération (de biens, de services, bientôt de clones?) qu’à l’époque des frères Grimm.
C’est aussi la tragédie de certains arts. De certaines sciences. De tout ce qui s’essaie de près ou de loin à reproduire la Création. Car plus les savoir-faire se perfectionnent, depuis la photographie jusqu’à l’informatique, en passant par la manipulation génétique, plus leur imposture essentielle fait saillie – et plus on fait alors appel à l’avis des comités d’éthique. Or le cinéma est touché au premier chef par cet inextricable paradoxe: plus il nous fera croire à la réalité de ses images, à la véracité de ses récits, à la sincérité de ses émotions, plus ses spectateurs seront paradoxalement conscients de son irréductible artificialité…
Ainsi l’auteur de «Duel» et des «Rencontres du troisième type», loin d’usurper la vision de Stanley Kubrick, raccroche la substance d’«A.I.» – ou une partie de sa foisonnante substance – à la longue et constante réflexion qu’il mène à sa façon sur les enjeux du septième art. Vertige d’intelligence et d’artifice.
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«A.I. Intelligence artificielle» (Etats-Unis, 2001), de Steven Spielberg, avec Haley Joel Osment, Jude Law, Frances O’Connor, William Hurt. Depuis le 24 octobre sur les écrans.
