La Suisse ne saurait se priver de voies aériennes, a dit lundi Unique Pascal Couchepin. Elle va donc payer le plein tarif pour une compagnie que la plupart de ses citoyens ne pouvaient s’offrir. Intéressant, non?
Ciel, qu’est-ce qu’il y a comme argent dans ce pays! Depuis quelques semaines, je vivais le triste feuilleton confédéral, avec les hauts et les bas que l’on sait, tout comme l’on aborde quelques turbulences dans un ciel apparemment serein. Avec philosophie.
Je m’étais même fait à l’idée que le règne de l’aviation civile helvétique était terminé et que la page Swissair serait tournée comme l’on a tourné naguère la page de l’horlogerie de grand-papa. Pour me rassurer, je me disais que notre maîtrise des techniques aérodynamiques modernes serait tout de même maintenue par les valeureux pilotes de FA/18 qui ont la permission de temps à autres de faire de brèves pirouettes sur des glaciers presque immaculés, en tout cas sublimes.
Cette idée s’était imposée d’autant plus facilement que, faisant le compte des usagers Swissair de ma connaissance, j’étais arrivé à la conclusion qu’à part ceux qui avaient un rabais pour des raisons d’accointances familiales avec l’entreprise (vestige du vieux népotisme romain), les seuls qui volaient croix blanche sur fond rouge étaient ceux qui ne payaient pas leur billet, mais qui se le faisaient payer par leur entreprise. Le cadre suisse allant colloquer sur la Côte d’Azur au frais de la princesse vole Swissair. Ce même cadre allant faire le beau à St-Trop’ vole Easyjet. Que voulez-vous, c’est humain, il a appris à compter dès sa deuxième année primaire!
Je m’étais aussi dit que Cointrin avait prouvé au cours de ces cinq dernières années qu’il y a une vie après Swissair et qu’en somme, les compagnies
d’aviation n’échappent pas plus que les autres créations humaines à ce principe élémentaire de physique qui veut tout se transforme. Ce n’est tout de même pas le fait de porter une croix blanche peinte sur sa queue qui rend la découverte de tel ou tel continent inoubliable! Quel que soit son déguisement (et accessoirement le prix de son fauteuil) un avion reste un avion.
Mais lundi soir, en apprenant le montant des sommes investies par les autorités politiques et économiques du pays dans un projet des plus foireux, j’ai dû mesurer l’ampleur de mon erreur. Non, les avions, même de marque identique, ne sauraient être confondus! Oui, il est important, voire indispensable, pour courir les continents, de le faire sur des machines portant une croix blanche peinte sur la queue. Cela rassure. C’est bon pour la tête et excellent contre les épidémies.
C’est en ce début de XXIe siècle le signe de ralliement de l’homo helveticus alpinus. C’est le signe qui marque l’appartenance à la tribu, qui donne la sécurité, une sécurité fondée sur la connaissance intime, typique d’une certaine manière d’être suisse. Il m’est arrivé une fois de vivre intensément ce sentiment. C’était à Puerto Natalès, au fond de la Patagonie chilienne – où je m’étais rendu sur un avion espagnol. Attendant au petit matin devant une agence de voyage un bus pour faire une excursion, je tends la main pour me présenter à un touriste qui manifestement est là pour la même raison.
– Delaloye, lui dis-je…
– Originaire d’Ardon ou de Monthey?, l’entends-je me répondre!
Tout cela est délicieusement provincial dans un monde qui ne l’est plus. Nous nous donnons l’impression d’exister alors que nous ne sommes plus que les fantômes d’un monde disparu.
Hier soir, en voyant Pascal Couchepin, l’unique zurichois, nous certifier que, de même que la Suisse a des routes et des voies de chemin de fer, elle ne saurait se priver de voies aériennes, je me suis frotté les yeux pour m’assurer de la réalité de l’image. Car enfin, que je sache, si tous les habitants du pays ont en principe deux pieds pour marcher, ils sont loin d’avoir le fric pour voler Swissair. Voilà une inégalité de traitement digne d’un régime radical-socialiste, centriste à outrance, béatement bourgeois, tel que celui qui mena la France de la Troisième République à la catastrophe de mai 1940.
Ce gouvernement rad-soc a emporté la mise en forçant la main aux milieux économiques, en leur donnant un ultime ordre de marche, comme à l’époque pas si lointaine où le patron-colonel obéissait au premier coup de sifflet. Il s’était trop avancé la semaine dernière pour courir le risque de se déconsidérer.
Reste le fait qu’une fois de plus, l’UDC et Christoph Blocher voient juste en refusant de se mêler de cet ultime soubresaut du capitalisme d’Etat. Aujourd’hui, les socialistes, surfant sur l’émotion, montent dans les sondages. Mais dans deux ans, aux prochaines élections fédérales, c’est l’UDC qui engrangera les bénéfices politiques des pertes inévitables, et déjà annoncées, de Crossair nouvelle formule, une formule pensée à rebours du bon sens.
C’est ainsi que la Suisse rapetisse et que nous retrouvons notre posture de nains de jardins.
