Les oeuvres de Miro, Calder ou Lichtenstein qui ont été détruites dans les attentats prennent tout leur sens aujourd’hui. Elles valaient plus de 100 millions de dollars. Bien plus.
«J’ai éprouvé la sensation soudaine et si rare de me trouver en présence de cette chose qui s’appelle la grandeur». Souffle coupé, l’écrivain français Claude Simon décrivait son impression devant la silhouette de Manhattan réalisée en 1958 avec des boîtes noires par l’artiste américaine Louise Nevelson, l’une des instigatrices majeures de la sculpture moderne aux Etats-Unis.
L’œuvre en question, «Sky Cathedral», avait aussi inspiré à Jean Arp un poème sur «cette façade de l’Amérique» construite de «bibelots monstres». Ironie du destin, la sculpture de Louise Nevelson, ou du moins l’une de ses variantes, «Sky Gate, New York», exposée dans la tour numéro 1, a disparu dans les cendres du World Trade Center.
Comme «Sky Cathedral», beaucoup de sculptures et de tableaux ont été détruits le 11 septembre. Bien sûr, le fait de s’intéresser à ces oeuvres disparues peut sembler trivial alors que des milliers de cadavres se trouvent encore sous les décombres. Tout comme l’émoi international suscité par la destruction des bouddhas de Bamiyan avait pu paraître exagéré en regard des victimes humaines du régime taliban.
La question n’est pas là. Ce n’est pas manquer de respect envers les victimes que de raconter, aussi, la destruction de grandes œuvres d’art.
Parmi les objets qui ont été identifiées dans les décombres, des sculptures et des dessins d’Auguste Rodin collectionnés par le fondateur de la compagnie Cantor Fitzgerald, une tapisserie de Juan Miro de 1974 représentant le World Trade Center et installée dans la mezzanine de la seconde tour, une sculpture de 1971 d’Alexandre Calder, ainsi que deux œuvres du pape du pop art à New York, Roy Lichtenstein, elles aussi des années 70.
Selon le Financial Times, il y en aurait pour plus de 100 millions de dollars, soit dix fois plus que ce que les experts avaient d’abord estimé. Mais ç’aurait pu être pire. Les Twin Towers contenaient moins d’œuvres que d’autres bâtiments de Wall Street. D’une part parce que la structure intérieure ne se prêtait pas à l’accrochage, d’autre part parce que la plupart des entreprises ont vendu leur collection durant la dernière décennie, les analystes financiers ayant prouvé que l’art n’élevait pas la valeur boursière d’une compagnie. Tant pis pour la valeur artistique.
En tombant sous la haine du fanatisme anti-capitaliste, ces œuvres d’art, même détruites, prennent tout leur sens aujourd’hui. Conçues pour la plupart à l’époque de l’inauguration des tours dessinées par Minoru Yamasaki (1973), elles sont des œuvres tardives de révolutionnaires de l’art moderne d’après-guerre au Etats-Unis (Lichtenstein, Nevelson, Calder) ou de leurs pères européens, inspirateurs de ces questionnements formels et politiques (Juan Miro était avec Picasso le maître à penser de l’Américain Jackson Pollock).
Deux décennies après les premières manifestations de l’expressionnisme abstrait et de sa riposte, le pop art, ces œuvres d’artistes alors bien cotés semblaient participer au succès de l’Amérique d’après-guerre. Et c’est probablement pour cela qu’elles ont été achetées par les entreprises installées à Wall Street dans les années 70. Mais à bien y regarder, elles dénonçaient plutôt que magnifiaient leurs riches propriétaires.
Dans les décombres, une œuvre emblématique: l’une des cinq «Modern Heads»de Roy Lichtenstein, une sculpture de neuf mètres de haut créée en 1972. «L’idée de concevoir une tête comme quelque chose de rationnel, comme un objet conçu par un ingénieur, est une manière d’aborder le thème de l’industrialisation» disait Lichtenstein au sujet de cette série.
En s’appuyant sur le spectaculaire de la société de consommation (publicité, BD) et sur le vocabulaire urbain (onomatopée), le pop art de Lichtenstein s’est taillé un immense succès. Mais il ne faut pas oublier qu’en voulant décoder la culture populaire et son fast food formel, les pop-artistes n’ont jamais voulu s’aligner sur elle, au contraire. Victime de son succès, le pop art a souvent été le protagoniste, sinon le précurseur des comportements dont il faisait le procès.
De son côté, Juan Miro, même pour une peinture de commande, ne s’est pas fourvoyé: âgé de 81 ans lorsqu’il a réalisé ce qui pouvait être compris comme une ode au World Trade Center, le Catalan s’acharnait plus que jamais contre l’art superficiel et la surenchère, «assassinant» la bonne grosse peinture qui se vend chère.
Même démarche chez Calder, disciple de Miro. En défendant les valeurs poétiques de la peinture, les génies des murs de Wall Street, chacun à leur façon, cherchaient à tirer le monde de sa vacuité. Mais c’est le vide qui les a rattrapés.
