La faillite de Swissair fait apparaître notre sentiment d’identité nationale dans sa caractéristique exclusive, à l’échelle planétaire: la tridimensionnalité.
Prenez un territoire de 41’296 kilomètres carrés, ce qui est peu. Puis assignez-lui ce profil topographique serré que constitue le Plateau suisse bordé d’un côté par le massif des Alpes, et de l’autre, par la chaîne du Jura.
Prévoyez maintenant ce premier paramètre: conférez aux habitants de ce lieu le goût de l’élévation. Etagez leur décor des 193 mètres d’altitude du lac Majeur aux 4634 mètres d’altitude de la Pointe-Dufour, dans le massif du Mont-Rose.
Prévoyez ensuite ce second paramètre: empêchez que cette élévation soit sensuelle et libératrice. Rendez les montagnes hostiles, de telle sorte que l’escalade des pentes helvétiques s’en trouve interdite, ou ne se puisse qu’au prix d’un effort douloureux.
Enfin, transformez le pays en île terrestre au milieu de l’Europe: il faut que depuis son point d’altitude maximale, les grimpeurs courageux n’aient plus guère que l’étranger à contempler.
Vous aurez dès lors établi la mécanique du tourment national. Pour les Suisses, en effet, toute fuite vers l’horizon sera chimérique. Et toute fuite vers le haut n’induira que souffrance et frustration.
Ce dispositif aura de lourdes conséquences. Les Suisses voudront conjurer l’enfer de leur huis clos. D’une part, sur le plan de la pratique, ils chercheront à se répandre dans le monde en tant que mercenaires variés: d’abord militaires, puis industriels et commerciaux.
D’autre part, sur le plan de l’esprit, ils deviendront les spécialistes du désir et de la trituration lancinants. Ils concevront d’effrayants abysses pour y loger l’insondabilité de leur condition pécheresse, car ils seront devenus protestants, puis ils voudront se hisser vers les absolus célestes de la rédemption.
Ces gesticulations désespérées, accomplies dans l’ordre physique et mental, n’apporteront qu’une sérénité partielle aux Suisses. Ils percevront bien que la dilatation de leur pays ne sera toujours qu’un effet de l’artifice et de l’autopersuasion.
Inventez alors la compagnie d’aviation Swissair. Commencez à transporter réellement les Suisses dans l’espace et sur tous les cinq continents du globe. Quels cris de joie! Enfin Suisses entre Suisses, mais au large! Enfin dans le royaume de l’Univers, mais sous le signe du drapeau confédéral!
Attendez alors soixante-dix ans, le temps que ces bienheureux considèrent votre cadeau comme s’il était né de leur propre initiative, et soient fiers de lui comme s’il attestait leur nature essentielle. Puis brisez d’un coup la construction fantasmatique. Bousillez Swissair et rendez brutalement, aux pauvres Helvètes, l’évidence de leurs conditions d’existence originelles: la petitesse, le terre-à-terre et l’entre-soi. Quels cris de désarroi!