CULTURE

«Et là-bas, quelle heure est-il?»

Des cadrans à cristaux liquides et le temps qui passe… Le nouveau film de Tsai Ming-Liang est splendide.

Il est des lois physiques que même la technologie n’abolit pas. Si l’heure d’internet permet d’accorder les horloges de la planète, reste que le soleil se lèvera toujours plus tôt à l’est qu’à l’ouest; que le temps ne se laissera pas remonter à contre-courant; que la vie se conclura immanquablement par la mort; et qu’une absence, ma foi, demeurera toujours une absence. Pour défier ces réalités, il n’y a guère que l’ambition folle des poètes. Au nombre desquels Tsai Ming-Liang.

Après ses déjà mémorables «Rebelles du Dieu Néon», «Vive l’amour!», «La Rivière» et «The Hole» (réalisés de 1982 à 1998), voici que ce champion du cinéma taïwanais contemporain nous raconte une triple histoire de deuil – deuil que la réalité n’effacera pas mais que le cinéma, modestement, tentera de sublimer un peu.

Hsiao Kang (ce protagoniste fétiche qui traverse tous les films de Tsai) vend des montres pas chères dans les rues de Taipei. A tel croisement fréquenté, sur telle place, il s’installe pour ouvrir une grande valise remplie de cadrans à cristaux liquides. Le soir, il regagne l’appartement qu’il partage en silence avec sa mère. En effet, de tout le film, on l’entend à peine souffler un mot – tout juste proférer les prières exigées de sa part lors des cérémonies funéraires en l’honneur de son père, décédé aussitôt passés les premiers plans. On le voit surtout uriner nuitamment dans des bouteilles, ou scruter le vide de sa chambre à coucher.

Le seul événement propre à influencer le comportement du jeune homme survient lorsqu’une inconnue en partance pour Paris insiste pour lui acheter la montre qu’il porte au poignet, sous prétexte qu’elle affiche un «double horaire». Après cette furtive rencontre, Hsiao Kang n’aura de cesse de régler toutes les aiguilles de la ville à l’heure française. Comme pour amoindrir l’irrémédiable distance qui le sépare de la jeune femme – ou de son père, ou de toute autre chose dont il souffre le manque.

Sa mère, tout aussi esseulée, ne se remet pas de son récent veuvage. Pétrie de croyances obscures et de superstitions, elle croit débusquer la réincarnation de son mari dans un misérable cafard ou dans le gros poisson blanc qu’elle élève dans un aquarium. Son obsession va jusqu’à faire fi des conventions temporelles – et préparer des repas pour son défunt époux en plein milieu de la nuit.

Quant à la jeune voyageuse, munie de sa nouvelle montre, elle se perd dans les rues d’un Paris si aliénant et incompréhensible qu’il creuse sa solitude autant que sa nostalgie. Seul moment de grâce du séjour: la conversation inopinée qu’elle engage, dans un cimetière, avec le même Jean-Pierre Léaud que Hsiao Kang – à l’autre bout du monde – regarde sur sa vidéo dans «Les 400 coups» de François Truffaut. Résonances…

Si l’auteur rend ainsi un hommage oblique à la nouvelle vague, ce n’est pas, loin s’en faut, que «Et là-bas, quelle heure est-il?» s’inspire de son esthétique. Non, le style de cette œuvre ample et transcendante se conforme bien plus à la touche extrême-orientale qu’impriment les Hou Hsiao-Hsien et Edward Yang. Contemplative, immobile, presque entièrement composée de longs plans fixes, cette touche revêt ici une valeur métaphysique qui adhère plus parfaitement que jamais au sujet.

Car chacune des images de Tsai Ming-Liang, en restituant l’infinité des détails qui coexistent dans leur cadre, en donnant à l’œil le temps d’absorber l’extraordinaire richesse du visible, font tout simplement reculer les limites du hors-champ. Bariolées, ces peintures intègrent une multitude d’espaces, de lumières, de couleurs et de motifs distincts. Et par là, par cette poésie-là, elles soulagent la douleur de l’absence. Elles agissent presque comme une force rédemptrice: elles accueillent les fantômes. Bref, elles narguent toutes les sortes de frontières. Et ignorent joliment les fuseaux horaires.

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«What Time is it there?» («Et là-bas, quelle heure est-il?») (Taiwan-France, 2001), de Tsai Ming-Liang, avec Lee Kang-Sheng, Chen Shiang-Chyi, Lu Yi-Ching, Jean-Pierre Léaud. A l’affiche depuis le 26 septembre 2001.