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Le degré d’innocence après l’attaque

Or donc, l’opinion bushienne faisant foi, les sept milliards d’habitants de la planète se partagent désormais en deux camps. Vous avez d’un côté les terroristes et de l’autre côté les «innocents» – notoirement concentrés, naturellement, dans ce sanctuaire des valeurs éthiques et morales que sont les Etats-Unis.

«Innocent», terme en provenance du latin «innocens» («qui ne nuit pas»), signifie ceci: «Qui n’est pas souillé par le mal», «qui participe d’une naïveté trop grande», «qui n’est pas dangereux», «qui n’est pas coupable» et «qui n’est pas blâmable».

Autrement dit le simple fait d’être impliqué consciemment dans la marche du monde, et d’y déployer une activité d’ordre non monacal, engage tout être humain sur le double plan de l’innocence et de la responsabilité.

A partir de là, coup de zoom sur les tours du World Trade Center à New York et sur les bâtiments du Pentagone à Washington. Les victimes qu’on y dénombre depuis les attentats du 11 septembre étaient parfaitement innocentes, bien sûr. La plupart d’entre elles n’avaient certainement jamais commis d’actes relevant de la justice, et n’avaient jamais été condamnés à la moindre peine de prison.

Or quel degré d’innocence caractérise une activité professionnelle exercée dans des milieux financiers fondant une part de leurs bénéfices boursiers sur des procédures de licenciements massives, sur l’exploitation du Tiers Monde et de ses matières premières, ou sur la prospection de richesses minérales au mépris des dernières régions préservées de la planète?

Et quel degré d’innocence caractérise une activité professionnelle exercée dans des milieux administratifs qui furent indispensables à la réalisation des crimes commis par les Etats-Unis au Chili, au Nicaragua, et même des bombardements qu’ils organisent en Irak de façon récurrente?

Les réactions aux attentats du 11 septembre sont donc consternantes à deux égards. Premièrement, nous ne savons plus méditer l’Etat comme producteur en soi de violence. Rares ont été les commentateurs de presse, et inexistants les représentants de l’ordre politique, où que ce soit dans le monde, émettant l’hypothèse que l’existence d’un terrorisme criminel a peut-être à voir avec celle d’un terrorisme institutionnalisé non spectaculaire.

Et deuxièmement, nous refusons de considérer que l’ordre économique est à son tour une violence en soi. L’équation posant la paix comme un fruit de la prospérité matérielle et du travail est devenue non discutable. Elle nous interdit d’envisager tout salarié dans sa responsabilité sociale et morale. Or l’état d’innocence se réduit, par principe, au rythme où nos sociétés se globalisent.

Il est frappant de lire notre presse, ces jours-ci. Au lieu d’attester une liberté de pensée qui ferait apparaître toute cette affaire comme une somme d’interactions fluides, elle enferme, dans une série de clichés prévisibles, toute critique radicale émise sur les Etats-Unis tels qu’ils se manifestent depuis le 11 septembre.

Or dénoncer ce pays ces jours-ci n’équivaut guère à penser qu’il aurait mérité d’expier l’arrogance de l’Occident vis-à-vis du Tiers Monde, ni que le terrorisme incarné par Oussama ben Laden serait au service des pauvres et des démunis planétaires.

Simplement, l’immaturité de la nation choque – d’autant plus qu’elle est imposée totalitairement à ses alliés traditionnels ou potentiels. Les Américains convertissent en effet massivement leur refus d’une introspection minimale en une pulsion viscérale de guerre sainte, à mener contre la guerre sainte de leurs adversaires.

C’est pourquoi nous sommes en présence d’un système de répliques au sens sismique du terme: à l’onde fanatique des terroristes succède aujourd’hui l’onde fanatisée de leurs victimes. Ce dispositif est rigoureusement incompatible avec l’intelligence et la démocratie. Et c’est cela, grands dieux, qu’il ne faudrait ni voir, ni dire?