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La stupéfaction d’un séducteur tardif

Après avoir été longtemps intimidé par les femmes, Adrien avait remarqué qu’il pouvait aussi les séduire. Il était devenu un autre homme, sûr de son charme. Jusqu’au jour où…

C’est par une magnifique journée du mois de juin qu’Adrien Dorval, promu récemment au titre d’«écrivain prometteur» par Le Monde, a connu l’un des moments les plus pénibles de sa carrière.

Pourtant, ce samedi avait très bien commencé. Invité par son éditeur à passer le week-end à Cabourg pour l’émission de radio «L’été des écrivains», il avait le matin même croisé une femme qui portait son livre sous le bras et qui, l’ayant reconnu, avait manifesté une joie qui l’avait beaucoup flatté.

Le cadre proustien du Grand-Hôtel, quoiqu’un peu artificiellement conservé, avait encore ajouté à son plaisir de se sentir un écrivain reconnu non seulement par la critique, mais aussi par le grand public.

Adrien ne figurait pas encore dans les meilleures ventes – son attachée de presse avait essayé en vain de le placer dans les dernières émissions de Pivot -, mais son troisième roman était en train de remporter un vrai succès d’estime, qui achevait de lui donner, à 34 ans, une assurance qui lui avait longtemps fait défaut, notamment auprès des femmes.

Jusqu’alors timide et surtout extrêmement maladroit, il avait été décomplexé par son statut d’auteur. La parution de son premier roman et le choix de son pseudonyme avaient, sans exagérer, fait du lui un homme neuf qui avait abandonné comme un mauvais rêve les 30 ans passés sous le nom de Paul Baud, jusqu’alors raillé pour sa petite taille et ses oreilles décollées.

A sa première séance de signature au salon du Livre de Genève, malgré son trac, il s’était senti dopé par le soudain renversement des rôles. Voilà que c’était lui qui intimidait les femmes. Pour la première fois, elles plongeaient leur regard dans ses yeux verts avec une nette envie de s’y attarder. Pour la première fois il osait leur sourire et leur faire du charme.

Depuis, il s’était même forgé une réputation d’homme à femmes, jouant à la perfection la carte de l’homme sensible et féminin, dont il put constater à sa grande satisfaction qu’elle était au moins aussi recherchée que celle des ténébreux virils auxquels il aurait tant voulu ressembler dans son adolescence.

Ce jour-là à Cabourg, c’est donc sans envie aucune qu’il regardait de beaux hommes musclés jouer au beach-volley sur la plage tandis qu’il buvait un whisky sur la terrasse. Il se réjouissait de voir s’approcher l’heure de l’enregistrement de l’émission. Il était toujours très à l’aise en radio et il se sentait particulièrement en forme pour réussir un brillant entretien.

Tout à coup, son regard fut attiré par une jeune femme installée dans une balancelle et qui le regardait avec un sourire au coin des lèvres. Sa beauté lui parut étrangement familière, et son expression laissait filtrer une sorte de connivence qui le porta à penser qu’il ne lui était pas étranger non plus.

Il se creusait la tête en essayant de situer d’où il pouvait bien la connaître. Une attachée de presse? Peut-être même une écrivaine? Il se sentait inhabituellement troublé par cette femme qui l’observait toujours, en se balançant avec une sorte de nonchalance qu’il trouva désirable.

Il était extraordinairement attiré par elle, et par cette impression de déjà vu qui s’accentuait. Elle ressemblait tout à fait aux héroïnes de ses livres et il lui traversa l’esprit qu’il y avait une sorte de prédestination à cette rencontre.

Elle eut alors un geste élégant de la main, comme l’esquisse d’un salut, accompagné d’un petit rire qu’il était maintenant persuadé avoir déjà entendu, et qui l’invitait manifestement à venir la rejoindre.

Il regarda sa montre autant par nervosité que pour se donner une contenance et constata qu’il devait se rendre sans tarder dans la salle de conférence retenue par la station de radio.

Il se leva alors et se dirigea vers elle. Il se sentait très heureux. Il allait réaliser un très bel entretien et inviter cette mystérieuse inconnue à dîner. Elle le regardait s’avancer avec un sourire délicieux, et plus il s’approchait d’elle, plus il sentait comme une évidence entre eux.

Il lui serra la main et la garda longuement dans la sienne. Il se sentait capable de toutes les audaces, y compris celle d’être très direct. Elle répondit par un simple hochement de tête à son salut, mais son regard était devenu encore plus complice.

Il lui glissa sur son ton le plus suave qu’il avait un rendez-vous urgent, mais qu’il serait le plus heureux des hommes si elle l’honorait de sa présence pour dîner le soir même. Ajoutant le geste à la parole, il sortit une carte de sa poche, griffonna son numéro de portable et la lui tendit.

C’est alors qu’elle éclata d’un rire superbe et dangereux, que la lecture de la carte transforma carrément en fou rire. Se reprenant, elle lui lança avec gaité «Sacré Popol, tu me feras toujours rire!»

Il se sentit alors comme foudroyé sur place. Ses jambes se dérobaient et ses traits s’étaient crispés comme sous le coup d’une douleur.

De même qu’il lui semblait que le ciel s’obscurcissait subitement, sa bonne humeur avait laissé place à un intense désarroi: Eliane, comment avait-il pu hésiter? Il avait été fou amoureux d’elle au collège. Puis elle lui avait tendu ce piège humiliant, le poussant à se déclarer alors que la moitié de la classe, qui se cachait derrière la porte, avait fait irruption en hurlant: «Popol est amoureux!»

Il lui semblait revivre ce moment cauchemardesque auquel il n’aurait jamais voulu être rappelé. Il se dit qu’il devait rassembler ses esprits et trouver une réplique cinglante mais rien ne venait. Il était redevenu l’adolescent rougissant et craintif, un nigaud sans répartie.

Il aurait voulu s’enfuir, il aurait voulu pleurer, il aurait voulu la tuer.

L’émission fut un ratage complet. Il quitta Cabourg sitôt l’enregistrement fini, prétextant un problème de famille, et se jurant de ne jamais y remettre les pieds.