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Houellebecq sans le marketing

Bonne journée: les réfugiés du Tampa ont été transbordés sur un navire de guerre australien, Ariel Sharon rencontre Poutine à Moscou, Expo.02 publie une BD pédagogique et je viens de lire «Plateforme» de Michel Houellebecq.

Ce qui n’est pas furieusement original, j’en conviens. Depuis qu’a sonné l’heure de la rentrée littéraire, le vrai problème serait plutôt de savoir comment échapper au déluge Houellebecq: à la radio, dans les journaux, partout le nom de l’écrivain est associé à des rumeurs de sexisme, racisme, cynisme, charlatanisme ou priapisme. Dans cet été finissant, cela lui confère une notoriété à rendre malade de jalousie un héros du «Loft».

L’objet du scandale? Un prétendu éloge du tourisme sexuel. Une affaire que le «Guide du routard» voudrait régler devant les tribunaux… Pas une émission, pas un article qui ne cite en effet la page 58 de «Plateforme», où les auteurs du fameux guide sont traités de «connards humanitaires protestants», et je m’en serais bien sûr voulu d’y faire exception.

Je ne discuterai pas le bien-fondé éthique ou religieux de la définition. Sur le plan littéraire, en revanche, le romancier me semble avoir raison: le style copain-copain du «Routard», serti de minauderies pseudo-confidentielles, est une véritable infection. Ne serait-ce que pour le geste de son personnage, qui balance le guide au fond d’une poubelle, Michel Houellebecq mérite notre sympathie.

Mais rien de plus. Au fond, cette sorte de livre enrubanné de rumeurs scandaleuses devrait nous inciter à un exercice de purge intellectuelle quasi bouddhique. S’abstraire de l’actualité bavarde. Faire comme si l’auteur était mort. Lire «Plateforme» comme on lit Flaubert dont les galipettes de jeunesse, dans les bordels de Beyrouth, ne portent guère ombrage à «Madame Bovary» (du moins pour l’instant). Oublions donc Houellebecq, ses borborygmes, son regard de méduse, son marketing provoc… Reste un roman plutôt enlevé, en dépit de ses faiblesses, qu’on lira avec profit pour deux bonnes raisons au moins.

La première, c’est qu’il défriche des terres encore largement inexplorées. «Plateforme» prolonge une investigation entreprise dans les précédents romans: fouiller les zones grises des sociétés qui ont l’épopée de l’émancipation sexuelle derrière elles; approcher par la fiction les vies de ceux qui sont désormais privés de cette utopie et de l’énergie qu’elle procurait. Les personnages de Houellebecq éprouvent une sorte de lassitude océanique. Ils sont vidés, lessivés, spectateurs désabusés de leur inconsistance, et ne savent plus à quel peep show se vouer.

Tel est le profil de Michel, le narrateur de «Plateforme», fonctionnaire au ministère de la culture et pur produit de cette démoralisation occidentale du désir. A la faveur d’un voyage organisé en Thaïlande (un régal de narration sarcastique), Michel fait la connaissance de Valérie, cadre supérieur à «Nouvelles Frontières», et s’ouvre à l’amour rédempteur qui occupe la seconde moitié du roman. Bien sûr, tout ça finira mal. Michel achève sa course à l’Est de Bangkok. A Pattaya. Autant dire dans le plus grand boxon jamais créé par l’industrie du tourisme.

«Il n’y a plus rien après Pattaya, écrit Houellebecq, c’est une sorte de cloaque, d’égoût terminal où viennent aboutir les résidus variés de la névrose occidentale.» On ne saurait mieux dire. Mais un tel point de vue impose des obligations: lorsqu’on est si bien informé sur le crash du désir, pourquoi servir à la louche des scènes érotiques d’une subtilité descriptive que n’aurait pas reniée le scénariste de «L’arrière-train sifflera trois fois»?

La seconde bonne raison de lire malgré tout «Plateforme» tient à son usage littéraire des savoirs théoriques. Il y avait des sciences dures dans «Les particules élémentaires». Il y a surtout de la sociologie et de l’économie dans ce nouveau roman. Houellebecq joue avec ces théories d’une manière singulière. Il paraît les épouser mais s’empresse de leur forcer la main, les radicalise, les pousse selon leur propre logique à des extrémités inavouables et les fait accoucher de monstres romanesques.

Ainsi naît l’idée que le tourisme sexuel puisse être l’avenir du monde: comme la division mondiale du travail appliquée à la sphère du désir; comme une absorption complète de la sexualité par l’économie de marché. Associés à leur compère Pierre-Yves, Michel et Valérie seront les Pieds Nickelés d’un ultra-libéralisme libidinal et développeront des clubs de vacances d’un genre inédit. Comme «Mont-Oriol» de Maupassant, «Plateforme» est aussi le roman d’une aventure entrepreneuriale, mais dans un monde où le règne de la marchandise aurait tout dévoré.

Seul point de résistance qu’offre le livre: l’idée qu’il existe des êtres rares, comme Valérie, chez qui l’amour est encore don, gratuité, liberté sauvage et impossible à domestiquer par le marché. Il y a donc quelque chose qui persiste à résister. Mais peut-être plus pour très longtemps.

Brrr.. On frissonne tout de même un peu dans cette nuit noire occidentale. La prochaine fois, pour vous remonter le moral, je vous parlerai d’un auteur romand.

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point sur l’affaire Houellebecq.