LATITUDES

C’est juste trop: deux mots sous influence

Quel courant a emporté deux mots aussi simples que «juste» et «trop» vers un nouvel usage? Voici Gallaz.

Ciel, la vie se complique, l’horizon se brouille, et les populations locales pourraient connaître un pic inégalé de désarroi sémantique.

Deux mots brefs et concis, respectivement d’une et de deux syllabes, qui n’ont l’air de rien, qui paraissaient revêtir jusqu’ici des acceptions franches et nettes, qui faisaient l’objet d’un usage clair pour une écrasante majorité d’entre nous, et dont nous augurions qu’ils seraient transmis tels quels au-delà des générations les plus lointaines à venir, s’écartent du chemin tout tracé.

Le nom des coupables? Voici: c’est «juste», et c’est «trop».

«Juste», certes, en français du Grand Robert, est un terme riche. Il traduit d’une part une notion de rigueur ou d’exactitude («une juste cause»), d’autre part une idée d’insuffisance («c’est un peu juste»).

Cette double perspective a perduré, vaille que vaille, trois ou quatre siècles.

Or quoi donc, depuis quelques années? L’anglo-saxon nous a colonisés, comme chacun sait. Et dans sa vulnérabilité, «juste» s’est infléchi pour s’asservir au sens de son équivalent tel que les expressions suivantes, pratiquées sur les rives du Potomac, l’attestent: «Oh, just forget it!» («Laisse tomber!»), ou «to do something just right» («Faire quelque chose ric-rac»).

Je veux dire que «juste» a partiellement résigné sa signification propre, et se complaît désormais dans la désignation d’une quantité plutôt que d’une qualité.

Par exemple, aujourd’hui, lorsque vous expliquez à votre chef de bureau qu’il est «juste con», vous suggérez qu’il l’est extrêmement – mais non pas qu’il est simplement con, et moins encore, naturellement, qu’il serait juste. Vous suivez?

Le cas de «trop», adverbe et nominal pourtant bien assis par l’usage, n’est guère éloigné.

Selon son fondement francophone historique, il vise à signifier le concept de l’excès regrettable. Or quoi donc, cette fois encore? Sous l’influence évidente du parler potomachin, notamment de la locution «too much», il s’est doué d’une valeur quasi adjective au point d’être fréquemment employé seul.

Nos jeunes (que nous persistons néanmoins à gaver de notre affection, bien sûr) s’exclament donc aujourd’hui, en manière d’hommage: «Il est trop, ce mec!»

Il est temps de conclure en observant que ce «juste» et ce «trop» jettent donc une lumière captivante sur nos sociétés contemporaines.

Il appert en effet que ces deux vocables ont été transformés pour se spécialiser dans une évocation sans jugement du nombre, de l’abondance ou de l’intensité, alors qu’ils charriaient naguère une morale perfectionnée de la justesse et du dépassement.

Compter, compter encore et compter seulement, sans rien penser de ce triste exercice, voilà donc où nous en sommes. De surcroît, à l’heure où j’écris ces lignes, il pleut. L’automne sera piètre.