CULTURE

«Tout en moi est virtuel»

Henri-Frédéric Amiel était-il le Neil Armstrong du cyberespace? Voilà le genre de questions oiseuses qu’on se pose en attendant la rentrée littéraire.

Bonne journée: les premiers soldats de l’opération «Moisson essentielle» arrivent en Macédoine, Expo.02 renonce au projet de la Ligue romanche, la mise en œuvre d’Armée XXI prend du retard et je viens de lire «Amiel ou les jours de Dieu» d’Arnaud Tripet.

Celui-ci, il s’en est fallu d’un cheveu que je le rate. Lorsqu’on est, comme moi, intoxiqué au despotisme de la nouveauté littéraire, les livres n’ont pas une espérance de vie bien longue. Publié en février, «Amiel ou les jours de Dieu» avait quelques mois pour ne pas sombrer dans l’oubli. Jusqu’à l’été. Extrême limite. Et encore… A l’instant de boucler ses valises, on peut légitimement hésiter avant d’y ranger, à côté de son linge de plage, un livre pareillement titré qui ne laisse pas vraiment présager des parties de jambes en l’air à la Virginie Despentes.

C’est vrai, il n’y en a pas. Au contraire: la sensualité de Henri-Frédéric Amiel n’allait guère au-delà de ces pollutions nocturnes et déprimantes qu’il consignait avec un soin maniaque dans son monstrueux «Journal intime» culminant à près de dix-sept mille pages. Une curiosité dont les Genevois peuvent être aussi fiers que de leur jet d’eau.

Imaginez cela. Un citoyen de Genève, né la même année que Flaubert, qui prend la plume en 1838, à l’âge de 18 ans, et ne la lâche en 1881 que pour mourir. Un graphomane qui déverse dans son «Journal» la grisaille des jours, ses déceptions de professeur, ses défaillances médiocres, ses petites misères physiologiques, ses ratages innombrables… Mais qui médite aussi tout ce qui n’a pas pris corps chez lui. Ses existences potentielles. Tout ce qui aurait pu être, changer le cours de sa vie, mais qui n’a pas été.

Amiel se construit ainsi un double virtuel dans l’épaisseur du papier, de la même manière qu’internet aspire à construire un double du monde réel. «Tout en moi est virtuel», écrit d’ailleurs Amiel le 16 février 1855, ce qui pourrait faire de lui le Neil Armstrong du cyberespace. Amis internautes, c’est épatant, non?

Certes, on n’est pas prêt de voir l’intégrale d’Amiel en tête des best-sellers. Je profite cependant de la dépression estivale pour signaler la petite étude d’Arnaud Tripet. Il y déchiffre les rapports d’Amiel avec Dieu, guère moins tortueux que ceux qu’il entretenait avec les femmes. C’est un livre éclairant, précis, discrètement chaleureux et savant comme on est en droit de l’attendre d’un professeur honoraire de l’Université de Lausanne. Je ne regrette pas de l’avoir lu.

Mais, pour un livre de sauvé, embarqué de justesse dans mon arche personnelle, combien coulent à pic? Devrais-je jeter aux poubelles de la littérature, et dans celles de mon immeuble, le Yasmina Khadra («L’écrivain»), le Dan Fante («La tête hors de l’eau») ou le Philip Roth («J’ai épousé un communiste») que je m’étais pourtant fait le serment de lire? C’est à craindre. La rentrée littéraire est une grande faucheuse. Elle fait place nette. Le rideau tombe sur un cimetière de livres. Et, comme dans la vie agricole, un nouveau cycle commence.

La rentrée littéraire, rappelons-le, c’est d’abord un devoir de vacances infligé aux critiques. Depuis le mois de juin, ils reçoivent des caisses de livres qu’ils s’empressent d’empiler selon des règles précises. Une place de choix, à portée de main, sera ainsi réservée à telle étude sur la conciergerie du Palais fédéral publiée par un ancien camarade de classe de l’épouse du rédacteur en chef. Une autre à ce manuel de jardinage d’autant plus attendu que son auteur travaille à deux mètres cinquante du critique.

A la rédaction de Largeur.com, il va de soi qu’on n’est pas à l’abri du phénomène: Christophe Gallaz n’aurait-il pas décidé de rassembler ses «Voici Gallaz» dans un petit dico qu’on pourrait tenir comme une lanterne pour avancer dans la nuit du nouveau millénaire? Mieux vaut s’en assurer. Bon sang, où donc ai-je fourré le numéro de téléphone de Gallaz?

«Amiel ou les jours de Dieu». D’Arnaud Tripet.