Bien qu’installées dans des montagnes ayant toujours servi de trait d’union entre le nord et le sud du continent, les populations alpines ont vécu en vase clos, dans l’illusion d’une économie autarcique. Il s’agit bien d’une illusion: les sociétés montagnardes ne furent jamais capables de pourvoir seules à leurs besoins et surent développer très tôt des relations commerciales (vente de fromage ou de bétail) avec les gens d’en bas, du piémont, voire de la plaine.
De plus, la nécessité de maintenir les cols et chemins en état de fonctionner apporta aux montagnards des avantages matériels durables: ils vécurent de l’entretien des cols et des chemins, de l’élevage des bêtes de somme, du transport des marchandises et des voyageurs. Mais sans que ces contacts fréquents et répétés avec les étrangers n’entament leur propre manière de vivre.

Au cours de ces dernières années, suite à l’impulsion donnée par Paul Guichonnet, maître d’œuvre de la monumentale «Histoire des Alpes» (1980), les recherches sur la société alpine se sont multipliées. Nous commençons à bien connaître l’histoire des populations qui pendant sept ou huit siècles vécurent du trafic à travers les Alpes. Or, que l’on lise la thèse que Pierre Dubuis a consacrée à la vallée du Grand-Saint-Bernard («Une économie alpine à la fin du Moyen Age», Saint-Maurice, 1990) ou celle d’Anselm Zurfluh sur Uri et le Gothard («Un monde contre le changement», Paris, 1993), le constat est le même: l’économie alpine a vécu depuis le XIe siècle du commerce (dans le sens large d’échanges économiques et culturels) avec les étrangers sans que ces mêmes étrangers n’aient la moindre influence sur leur culture.
Zurfluh, qui a épluché les registres paroissiaux uranais, remarque que si le 80% de la population est en contact avec des étrangers, ce contact ne se traduit par aucun apport extérieur: les mariages restent endogames et l’immigration dans les vallées d’Uri est nulle.

Ce n’est que dans la seconde moitié du XXe siècle, qu’une immigration stable parvient à se fixer dans des régions qui jusqu’alors, en raison d’une pauvreté endémique et d’une natalité galopante, avaient payé une lourd tribut à l’émigration.
Ce retournement complet des flux migratoires est un élément déterminant de la xénophobie de l’espace alpin. C’est là que réside en grande partie la crise identitaire dans laquelle le populisme puise sa force.
Zurfluh affirme aussi que le progrès a toujours dû être imposé de l’extérieur et que, par exemple, l’ouverture de la ligne ferroviaire du Gothard a été accueillie avec des drapeaux noirs en signe de deuil par la population. Dans un récent essai consacré à la «Strada cantonale del San Gottardo» (Lodrino, 1999), Giorgio Bellini note que, sur le versant tessinois du col, le père du conseiller fédéral Giuseppe Motta, dont la fortune reposait sur le monopole du trafic muletier, a vu son fonds de commerce disparaître du jour au lendemain sans qu’il ait songé à prévenir ce désastre pourtant annoncé par l’immense chantier ouvert sous ses fenêtres!
Ce conservatisme, clairement manifesté dès les premières atteintes portées par la modernité au mode de vie traditionnel, s’est maintenu tout au long du siècle qui de 1860 (après les révolutions de 1848) à 1960 (au lendemain de la Seconde guerre mondiale) a fait passer les populations alpines du statut de sujets autonomes relativement maîtres de leur destin politique et économique à celui d’objets de la civilisation de consommation, marginalisés tant politiquement qu’économiquement.

Quiconque a fait des randonnées en moyenne montagne a pu s’émerveiller de découvrir des chapelles baroques aux ornements resplendissants, tel l’autel de l’église de Ernen dans la Vallée de Conches. Mais combien sont-ils les randonneurs d’aujourd’hui qui voient dans ces petits chefs d’œuvre les témoins expiatoires de violences passées?
Le conservatisme fut aussi le fruit de la grande peur qui accompagna les guerres de religions et la reconquête de l’espace alpin dans sa presque totalité par la Contre-Réforme à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle. Une Contre-Réforme dont les principaux instigateurs furent d’ailleurs des hommes du pays, Charles Borromée (1538-1584), né sur les rives du lac Majeur, archevêque de Milan et François de Sales (1567-1622), né en Savoie, évêque titulaire de Genève.
On a oublié qu’un canton comme le Valais, aujourd’hui encore très homogène sur le plan de la religion, faillit passer à la Réforme sous l’impulsion d’une bourgeoisie ouverte à la modernité en opposition au prince-évêque. Ce n’est qu’à une petite voix de majorité que le chapitre de l’Abbaye de Saint-Maurice repoussa la Réforme. On tait de même qu’au début du XVIIe siècle la reconquête du Valais par l’Eglise romaine, loin d’être une mince affaire, provoqua de graves violences et de longs troubles politiques. Ce n’est que lorsque son pouvoir fut à nouveau solidement affermi que l’Eglise sema par monts et par vaux ces petites merveilles baroques dont plus rien ne laisse deviner la douleur de leur gestation. Puis, pendant quatre siècles elle ne cessa de contrôler le pouvoir, rien d’important ne pouvant se conclure dans les montagnes sans l’aval de l’évêché.
A côté du sentiment religieux, le sens de la propriété est un autre élément constitutif du conservatisme alpin. Mais, paradoxalement, dans les Alpes, la forme de propriété se caractérise à l’origine par une forte dominante collective. Elle se développe dès le XIIe siècle, avec la réouverture des cols, sur des bases féodales classiques, mais aussi avec un large recours à un droit de colonisation (droit walser). Mais cela coïncide aussi avec l’apparition dans les plaines des première communautés luttant contre la domination féodale! C’est l’époque qui voit le développement de la bourgeoisie, la construction des villes franches ou neuves, l’apparition de la première «Lega lombarda» sur le versant méridional des Alpes, Lega dont le nom a été repris par les partisans d’Umberto Bossi.
Pour le paysan de montagne, la propriété collective de la terre – quelle qu’en soit la forme, communaux ou consortage ici, allmend ailleurs – est imposée par les conditions climatiques ou géologiques et se double de l’apparition de communautés politiques dont on voit encore de nombreuses traces dans l’organisation des vallées.
Ces structures n’empêchent pas le développement d’une propriété privée, mais elles sont la condition de son développement. Les prés proches du village ne sauraient à eux seuls nourrir les quelques vaches du paysan. L’alpage est nécessaire, de même que le système d’irrigation. Or alpages et irrigation imposent une propriété et une gestion collectives. Ce système, aujourd’hui vidé de sa substance, n’a pas disparu depuis très longtemps. Je l’ai encore connu dans mon enfance. Il en reste l’âpreté au gain, héritage atavique de siècles de pauvreté et de dur labeur.
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Prochain épisode, le populisme alpin.