Observons les Alpes un instant… Depuis la domestication des pics jusqu’au tourisme de masse et au populisme alpin, elles continuent à modeler l’imaginaire helvétique. C’est le sujet notre série d’été. La première partie, consacrée à l’enfance, est à lire ici.

Sans le regard culturel porté sur elle, la civilisation alpine aurait bouclé le cours de son existence sans que ses voisins du bas, du piémont ou de la plaine, aient pris la dimension de son existence autrement que par les services qu’elle leur aurait rendus: la livraison de quelques produits agricoles, l’entretien de chemins importants et l’appui fourni pour franchir les montagnes.
Si l’on excepte le développement du tourisme à partir de la moitié du XIXe siècle, personne n’aurait eu l’idée de troubler la quiétude des populations montagnardes. Or le tourisme est une invention purement culturelle dont on peut suivre les étapes au fil de la découverte de la montagne par les poètes, les écrivains et les peintres.
Pétrarque, le premier, alors qu’il était exilé en Avignon, céda en 1336 à l’attrait mont Ventoux malgré l’interdit frappant les sommets. Dans l’antiquité, les cimes appartenaient aux divinités, sous le christianisme aux esprits malins.
Quand, après mille difficultés, après avoir aussi repoussé la tentative ultime et symbolique d’un berger de le faire rebrousser chemin, Pétrarque arrive enfin au sommet, il donne le ton qui dominera dès lors toute la littérature inspirée par les Alpes:
«Au début, surpris par cet air étrangement léger et par ce spectacle grandiose, je suis resté comme frappé de stupeur. (…) Je le confesse: j’ai pleuré ce ciel d’Italie que voyait mon âme et que cherchaient mes yeux, et un désir violent me brûla de revoir mon ami et ma patrie.»
Beauté et nostalgie dans la solitude: les thèmes porteurs de la symbolique alpine sont définis quatre siècles avant que le jeune savant Albert de Haller n’écrive, en 1732, son poème «Les Alpes» récemment réédité chez Zoé à Genève, louange bucolique et prophétique d’un peuple condamné au bonheur par la nature:
«Vis en paix, peuple satisfait, et remercie le destin / Qui t’a refusé l’abondance, source des vices. (…) Prends donc garde, pour toi, d’aspirer à plus haute condition: tant que durera ta simplicité, tu resteras prospère.»
Les vers de Haller rencontrent un succès immense. Les rééditions se succèdent.

Une vingtaine d’années plus tard, Jean-Jacques Rousseau, le citoyen de Genève, prend le relais. En 1752, avec le «Devin du village», il emboite le pas de Haller, mais ce n’est qu’un coup d’essai avant-gardiste. En 1761, il réussit son coup de maître. Il déclenche alors avec «La Nouvelle Héloïse» et sa lettre sur le Valais, ce que nous appellerions aujourd’hui un phénomène de société:
«Jusqu’à ce qu’il vous plaise de terminer mon exil, écrit Saint-Preux à Julie, je vais tâcher d’en tempérer l’ennui en parcourant les montagnes du Valais tandis qu’elles sont encore praticables. Je m’aperçois que ce pays ignoré mérite les regards des hommes, et qu’il ne lui manque, pour être admiré, que des spectateurs qui le sachent voir.»
Ces spectateurs capables de voir ne tarderont pas à arriver. Le Valais commence à exister en raison du regard qu’on lui porte.
«Ce fut là que je démêlai sensiblement dans la pureté de l’air où je me trouvais la véritable cause du changement de mon humeur, et du retour de cette paix intérieure que j’avais perdue depuis si longtemps. En effet, c’est une impression générale qu’éprouvent tous les hommes, quoiqu’ils ne l’observent pas tous, que sur les hautes montagnes, où l’air est pur et subtil, on se sent plus de facilité dans la respiration, plus de légèreté dans le corps, plus de sérénité dans l’esprit; les plaisirs y sont moins ardents, les passions plus modérées. Les méditations y prennent je ne sais quel caractère grand et sublime, proportionné aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle volupté tranquille qui n’a rien d’âcre et de sensuel. Il semble qu’en s’élevant au-dessus du séjour des hommes, on y laisse tous les sentiments bas et terrestres, et qu’à mesure qu’on approche des régions éthérées, l’âme contracte quelque chose de leur inaltérable pureté. On y est grave sans mélancolie, paisible sans indolence, content d’être et de penser: tous les désirs trop vifs s’émoussent, ils perdent cette pointe aiguë qui les rend douloureux; ils ne laissent au fond du cœur qu’une émotion légère et douce; et c’est ainsi qu’un heureux climat fait servir à la félicité de l’homme les passions qui font ailleurs son tourment.»
Les Alpes apportent à notre amoureux la paix intérieure et une félicité qui ne peuvent être terrestres. C’est humain: depuis toujours le bien se trouve en haut, le mal en bas, on monte au ciel et on descend en enfer.
Rousseau apporte quelque chose de plus: il situe ce bien dans les Alpes, dans les montagnes. Et, déjà, ouvrant la voie aux touristes (à cette gentry qui faisait le Grand Tour), il pose un diagnostic économique qui va s’avérer définitif. Comme il se fait moins plumer dans le Haut-Valais que dans le Bas, il enquête:
«J’étais fort surpris de l’opposition de ces usages avec ceux du Bas-Valais, où sur la route d’Italie, on rançonne assez durement les passagers, et j’avais peine à concilier dans un même peuple des manières si différentes. Un Valaisan m’en expliqua la raison. «Dans la vallée, me dit-il, les étrangers qui passent sont des marchands, et d’autres gens uniquement occupés de leur négoce et de leur gain: il est juste qu’ils nous laissent une partie de leur profit, et nous les traitons comme ils traitent les autres. Mais ici, où nulle affaire n’appelle les étrangers, nous sommes sûrs que leur voyage est désintéressé; l’accueil qu’on leur fait l’est aussi. Ce sont des hôtes qui nous viennent voir parce qu’ils nous aiment, et nous les recevons avec amitié.»
Ce bon sens en affaires se double de surcroît d’un esprit égalitaire et démocratique. Rousseau encore:
«Ce qui me paraissait le plus agréable dans leur accueil, c’était de n’y pas trouver le moindre vestige de gêne ni pour eux ni pour moi. Ils vivaient dans leur maison comme si je n’y eusse pas été, et il ne tenait qu’à moi d’y être comme si j’y eusse été seul. Ils ne connaissent point l’incommode vanité d’en faire les honneurs aux étrangers, comme pour les avertir de la présence d’un maître, dont on dépend au moins en cela. Si je ne disais rien, ils supposaient que je voulais vivre à leur manière; je n’avais qu’à dire un mot pour vivre à la mienne, sans éprouver jamais de leur part la moindre marque de répugnance ou d’étonnement. Le seul compliment qu’ils me firent après avoir su que j’étais Suisse, fut de me dire que nous étions frères, et que je n’avais qu’à me regarder chez eux comme étant chez moi. Puis ils ne s’embarrassèrent plus de ce que je faisais, n’imaginant pas même que je pusse avoir le moindre doute sur la sincérité de leurs offres, ni le moindre scrupule à m’en prévaloir. Ils en usent entre eux avec la même simplicité; les enfants en âge de raison sont les égaux de leurs pères; les domestiques s’asseyent à table avec leurs maîtres; la même liberté règne dans les maisons et dans la république, et la famille est l’image de l’Etat.»

Il y a dans cette lettre à Julie les thèmes fondamentaux de l’imaginaire qui inspire le regard que l’Europe cultivée va dès lors porter sur la montagne et que les montagnards vont intégrer et utiliser à leur profit.
En marge de la civilisation, les Alpes offrent une vie saine, voire paradisiaque, ses habitants dont les mœurs relèvent d’une antique tradition démocratique ont le droit naturel pour eux et peuvent donc, en toute bonne conscience, commercialiser leur pré carré tout en prenant des mesures pour que l’étranger ne viennent pas le corrompre.
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Dessins originaux: Alexia de Burgos
Prochain article: Xénophobie et conservatisme