CULTURE

«Shakespeare in love» n’est pas l’histoire d’un homme amoureux

C’est un film qui raconte la naissance d’un texte. Sandrine Fabbri argumente.

Non, «Shakespeare in love» n’est pas un film sur l’amour. Sa profonde intelligence tient dans son apparente audace: s’emparer du plus grand dramaturge de tous les temps pour le travestir en héros romantique d’un spectacle hollywoodien. Mais ce culot qui veut déculotter Shakespeare (Joseph Fiennes, yeux de braises) et lui rendre l’inspiration dans les bras de la délicieuse Viola de Lesseps (Gwyneth Paltrow) n’est qu’un prétexte destiné à raconter la naissance du texte.

Bien sûr, si on lit l’histoire au premier degré, on peut la condamner comme se fourvoyant dans les mythes romantiques. Shakespeare rencontre une muse par laquelle il retrouve l’inspiration et peut enfin écrire «Roméo et Juliette». Une oeuvre qui devient si bien la pièce de son amour qu’il peut passer, sans solution de continuité, de ses ébats d’alcôves aux répétitions de théâtre. Ses scènes de théâtre deviendraient pures répétitions de ses scènes de vie.

Fantasme romantique, disent les uns, sucre hollywoodien disent les autres. Comme si le film de John Madden voulait accoucher de cette platitude: que la vie engendre la fiction. Bien au contraire. L’histoire d’amour n’est que le pré-texte à l’histoire véritable: la naissance d’une grande pièce dont l’amour n’est que l’un des pères. Elle se dénonce elle-même comme fiction, fiction engendrant la réalité et la passion du théâtre.

Dans son scénario, Tom Stoppard se joue de la fiction comme s’en jouait le grand Will: comme d’un instrument destiné à décrypter la vie, la vie n’étant qu’une vaste scène. «La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre histrion qui se pavane et s’échauffe une heure sur la scène et puis qu’on n’entend plus… Une histoire contée par un idiot, pleine de fureur et de bruit et qui ne veut rien dire», disait McBeth.

Le scénariste Tom Stoppard démystifie l’histoire d’amour dès son déclenchement. Shakespeare n’éprouve pas le coup de foudre pour Viola de Lesseps, mais pour le jeune comédien qui vient se présenter à un casting. Lorsqu’il apprend que le jeune comédien est en fait la belle Viola, il est déjà saisi d’amour et s’arrange du changement de sexe. Pourquoi alors les exégètes émérites s’insurgent-ils contre la romance hétéro, rappelant à l’envi que Shakespeare le mal marié adressait ses sublimes sonnets à un homme? Le film en a fait son affaire avec une astucieuse ambiguïté, qui permet autant de lectures qu’il y a de public, sauf si la vue s’est brouillée au moment du coup de foudre.

Mais donc le coup de foudre se produit dans le théâtre pour la voix d’un comédien, événement initial qui permet une mise en acte magistrale et jouissive du théâtre élisabéthain, ainsi qu’une mise en question de l’auteur – montré comme n’étant pas le seul géniteur de ses pièces. Le film ne nous fait pas croire que l’oeuvre théâtrale naît à la source de l’amour, mais la dévoile comme oeuvre collective et ouverte – ce qu’elle était. Le dramaturge empruntait sa matière aux anciens, ou recopiait de larges passages chez ses contemporains; c’est Shakespeare piquant Christopher Marlowe, tandis que les successeurs épient en attendant leur heure; c’est John Webster qui nourrira son oeuvre macabre de son observation de la troupe shakespearienne.

Le dramaturge aussi composait avec sa troupe. On tente encore aujourd’hui d’identifier certains passages pour savoir s’ils sont de Shakespeare ou de l’un de ses comédiens. C’est le premier acteur imposant une scène supplémentaire et trouvant le titre de «Roméo et Juliette».

Enfin, l’auteur dépendait de la reine-vierge, la reine-mécène, Elisabeth, qui dans le film descend en dea ex-machina pour résoudre l’intrigue. C’est elle qui délie la fiction d’amour, renvoyant Shakespeare à son écriture, Viola à son mari et à l’Amérique, dictant par cette réalité retrouvée et imposée la pièce à venir, «La Nuit des rois». Cela également est pure fiction. «La Nuit des rois» n’a pas suivi «Roméo et Juliette», qui n’a pas été écrite en l’an 1593. Une pure fiction servant à rappeler la dépendance, qui n’était pas que financière, de l’auteur à sa reine et à clore sur une autre fiction – la nouvelle pièce. L’œuvre a dépassé, englouti son auteur. «Shakespeare in love» n’est pas l’histoire d’un homme amoureux, mais celle d’une oeuvre en train de naître.

——-
Sandrine Fabbri, journaliste et critique de théâtre, vit à Zurich. Elle dédie ce texte à celui qui l’a inspiré.