Chaque semaine, Christophe Gallaz se saisit d’une expression ou d’un mot présent dans l’actualité. Aujourd’hui, il observe un usage des verbes «jouer» et «signer» qui chosifie les êtres.
Entre le sport et la culture, on le pressent, il n’y a plus guère de différences aujourd’hui.
Leur fin à tous deux consiste en l’écrasement brutal et si possible définitif de la concurrence, évalué de hit-parades en courbes d’audience, et leurs moyens, en mille procédés de renforcement allant du dopage pharmaceutique à la massification maximale des spectacles: deux façons d’accroître le potentiel soit d’un corps physique, soit de ce qu’on pourrait nommer une unité donnée de l’industrie culturelle.
Le sport et la culture, alliés subreptices mais néanmoins naturels dans la normalisation de notre existence individuelle et collective, s’accordent pareillement, en toute logique, comme fabriques de notre syntaxe usuelle.
Entre le tournoi de tennis de Roland-Garros et le Festival de Nyon, choisissons deux vocables plus que familiers à nos oreilles et dans notre usage, puisqu’ils sont apparus l’un et l’autre pour la première fois en 1080 en notre langue – dans la Chanson de Roland.
Le premier, c’est «jouer». Et «jouer», selon la règle, c’est un verbe soit intransitif, soit transitif indirect, accompagné dans ce cas de la préposition «avec». L’expression «jouer un adversaire», où la forme transitive est directe, est qualifiée par tous les dictionnaires d’obsolète.
Or que le sport ne cesse-t-il plus de nous dire aujourd’hui? Ceci: que «Martina Hingis joue Venus Williams», et que «l’Olympique de Marseille a joué le FC Barcelone».
Autrement dit Venus Williams et le FC Barcelone se trouvent réduits, par cette tournure langagière revenue des temps médiévaux, où l’art du rapport à l’Autre ne connaissait comme accomplissement ultime que le duel à mort, au rang de choses pures et simples. Des compléments d’objet direct, en somme, et non plus des êtres.
D’autre part, «signer». «Signer», verbe généralement transitif, n’a pour complément habituel que des objets. Vous signez une lettre ou des récépissés. Or aujourd’hui, dans le monde culturel, notamment dans le domaine musical, vous signez quoi? Des artistes.
Sony signe Bob Dylan, Virgin n’a pas pu signer Madonna, ECM signe Arvo Pärt et il s’en est fallu de peu que Deutsche Gramophon signât Beethoven ou Mozart: question de délais, sans doute.
Les interprètes et les auteurs, de nos jours, ça se signe comme du bétail qu’on marque aux fins d’en proclamer le nom du propriétaire et le numéro d’identification.
On laisse le soin aux braves citoyens, qui ne sont vedettes en rien, le soin de méditer leur sort à cette aune.
