Difficile d’aller plus mal pour une entreprise de pointe. Avec une quotation au troisième sous-sol, une direction anéantie et une stratégie inexistante, la société zurichoise Think Tools fait peine à voir. Et dire qu’il y a tout juste quinze mois, elle était considérée comme le bijou du Nouveau Marché suisse…
A ses débuts, Think Tools a pourtant tous les atouts dans son jeu. Elle réunit un produit de luxe (un logiciel destiné à la clientèle convoitée des grandes entreprises et des gouvernements), un fondateur de prestige (Albrecht von Müller, physicien issu du prestigieux institut munichois Max Planck) et un conseil d’administration de grande classe: il y a là l’ancien conseiller fédéral Flavio Cotti, Thomas «Holcim» Schmidheiny ou encore Klaus Schwab, le patron du World Economic Forum de Davos.
Tout cela fait de Think Tools une entreprise éminemment médiatique, alors même que personne ne comprend très bien ce qu’elle produit. Selon la désignation officielle, elle vend des logiciels de «gestion de la connaissance».
Bon… prenons un exemple. Dans le cas d’une crise dans les Balkans, un Etat doit décider s’il se joint à une force de paix internationale. Parmi les enjeux, il y a évidemment l’éventualité de subir des pertes humaines et de s’aliéner l’opinion publique. Mais aussi l’opportunité de s’affirmer sur la scène internationale. Le logiciel de Think Tools fait le bilan des risques et élabore différents scénarii censés faciliter la tâche des décideurs.
Autre possibilité: une entreprise pharmaceutique veut absorber un concurrent. La multinationale privilégie deux critères chez sa proie: une recherche de pointe et une grande flexibilité. Think Tools analyse les développements vraisemblables en regard de ces conditions.
La firme BMW a utilisé l’outil Think Tools dans la conception de la Série 3 Compact, une nouvelle voiture qu’on découvre ces jours-ci. Le logiciel zurichois a permis de visualiser des hypothèses variables selon l’état du marché, les revenus de la clientèle-cible et les coûts de production. C’est sur la base de cet oracle que le géant automobile a décidé de commercialiser le modèle.
Pour comprendre la débâcle actuelle de Think Tools, il faut remonter au début des années 90. Son histoire commence sous les meilleurs auspices. Quand Albrecht von Müller fonde l’entreprise en 1993, il sort de dix ans de recherche fondamentale. Son objectif est d’utiliser son expérience académique pour élaborer des méthodes d’analyse. Grâce au réseau davosien de Klaus Schwab, il entre en contact avec les «maîtres du monde» et conclut dès 1997 des contrats avec l’ONU, Siemens ou encore le gouvernement sud-africain.
Les affaires démarrent très fort grâce à des logiciels vendus au minimum 250’000 francs suisses et à des contrats de consulting tarifés à 100’000 francs la journée. Le chiffre d’affaires double deux années de suite pour atteindre 10 millions de francs en 1999. Le bénéfice opérationnel s’inscrit à 5,5 millions de francs. Alors président du conseil d’administration, Albrecht von Müller promet que la croissance va se poursuivre à ce rythme.
En mars 2000, Think Tools fait une entrée fracassante en bourse. Le titre quadruple en une seule journée et atteint 1050 francs. Les actionnaires sont riches. Mais le soufflé ne tarde pas à retomber.
Six mois plus tard, le directeur Marc-Lilo Lube gagne une belle somme d’argent avec la vente de son paquet d’actions. Il quitte la société.
Au début de l’année 2001, l’échec de la plate-forme Vontobel de banque en ligne (Y-o-u) percute Think Tools de plein fouet. L’entreprise était en charge du projet dont le naufrage a coûté 250 millions de francs à la banque zurichoise. Think Tools doit constituer 30 millions de francs de provisions. Parallèlement, les résultats de l’année 2000 s’avèrent désastreux, avec une perte nette de 20 millions de francs.
L’action s’écrase à 122 francs en février, alors qu’elle avait été émise à 270 francs. Think Tools tente de se reprendre en main. Le conseil d’administration est remanié et réduit de moitié. Jakob Schmuckli, un ancien de Nippon Polaroid et de Sony, succède à Albrecht von Müller à la présidence. Flavio Cotti se retire. A peine arrivé, le nouveau CEO Serge Roux-Levrat prend le large.
Think Tools reste trois mois sans directeur. A la mi-juin, la société annonce avoir trouvé la perle rare en la personne de Lloyd O’Connor, un officier de la marine britannique devenu chef d’entreprise à New York, spécialiste des applications internet dans le domaine bancaire.
La tâche qui l’attend est vertigineuse. Il lui faudra tout simplement faire renaître Think Tools de ses cendres. En l’état actuel, les divergences internes ont eu raison de toute stratégie. Les rapports de confiance ont été rompus avec la communauté financière, qui dénonce une politique d’information opaque. Et l’action agonise à quelque 30 francs.
La banque Vontobel ressent douloureusement les revers de Think Tools. En plus d’être le mandataire malheureux du projet Y-o-u, l’établissement a supervisé l’entrée en bourse de Think Tools. Et la descente aux enfers du titre lui coûte très cher. Pour l’heure, le département des études financières ne suit plus la société. «Les événements ont pris chez Think Tools une direction totalement inattendue, déclare Petra Nix, analyste chez Vontobel. Il est impossible de faire des prévisions avant que le nouveau CEO ait mis en place une stratégie.»
Pour Pierre-Olivier Gabris, de chez Lombard Odier, il manque toujours à Think Tools un partenaire parmi les grands bureaux de conseil mondiaux qui se charge de la distribution des logiciels. Et la société souffre d’un grave problème d’image. Il ajoute: «C’est d’autant plus regrettable que les clients semblent contents du produit. »
Mais il ne faudrait pas enterrer trop vite la compagnie. A la Banque Cantonale de Zurich, Daniele Tedesco relève: «Il y a un très bon know-how chez le personnel et l’entreprise dispose encore de beaucoup de cash. Dans ces conditions, Think Tools n’est pas encore finie…»