Oui, franchement, elle était heureuse. Elle ne pouvait se plaindre de rien. Ni de son mari qui l’aimait comme au premier jour, ni de ses deux enfants qui grandissaient sans lui poser de problème. Pas davantage de son métier d’avocate où elle avait acquis une réputation internationale. Elle était comblée. Toutes ses amies le lui disaient. Ses parents aussi.
Alors pourquoi éprouvait-elle ce sentiment de non-existence? cette indifférence au monde et à elle-même?
Elle avait ressenti les premiers symptômes de ce dégoût le jour où elle avait obtenu l’acquittement de la firme Opirel dans l’affaire des fausses factures. Ce sentiment s’était renforcé quand, avec les honoraires de sa plaidoirie, elle s’était offerte cash – mais elle avait osé le dire à personne – une maison d’été sur la Côte basque.
A quarante ans, Hélène avait tout. Ce mot «tout» assombri son après-midi. Elle décida exceptionnellement de ne pas aller travailler ce jour-là. Il lui fallait rester seule, se promener, se rendre disponible au hasard.
Sans savoir pourquoi, elle entra dans la brasserie du Léman où elle se rendait régulièrement étudiante. Elle commanda un chocolat chaud. Trois tables plus loin, un homme au visage d’aigle la regardait. Elle baissa les yeux devant l’insistance de ce regard sombre et un peu ironique. Elle prit le journal, le feuilleta distraitement. Même derrière son paravent de papier, elle continuait à se sentir observée, fixée, traquée.
Pour se donner de la contenance, elle sortit son portable et appela son étude. Elle se mit à parler fort. Elle se surprit même à donner des ordres à la secrétaire, elle qui, d’ordinaire, ne lève jamais la voix.
C’était sa manière à elle de dire à cet homme là-bas, négligé et sûr de lui, à cet homme qui savait la valeur de son sexe, qu’il n’était rien, que son pouvoir de mâle ne comptait pas face à sa puissance à elle. Qu’il pouvait bien la regarder ainsi, la déshabiller des pieds à la tête, la river à sa chaise comme une petite fille terrorisée, elle n’était pas de celles qui se font cueillir par le premier venu. Lui, toujours plus moqueur, ne détachait pas ses yeux de sa proie.
Elle était encore en conversation avec la secrétaire de l’étude quand le serveur déposa un ballon de vin blanc devant elle. «C’est de la part du Monsieur là-bas. Il dit que cela vous fera du bien, que cela vous détendra.» Elle devint rouge. De honte et de colère. Elle ne savait pas quoi faire: renvoyer la consommation? Ou la boire sans lui dire merci? Elle choisit de descendre son verre de vin d’un coup, sans fléchir.
Elle ne leva pas les yeux mais sentit ceux de l’homme plaqués sur elle. Le garçon lui apporta un autre verre de blanc. Elle le but aussi vite. Et la même chose avec le troisième, puis le quatrième.
Au cinquième, elle sentit les effets de l’alcool. Sa vision commençait à être altérée et son corps plus chaud, plus accueillant. Elle avait oublié ce qu’elle faisait-là, et ne semblait pas s’inquiéter de l’image qu’elle offrait à tous ces hommes au bar d’une femme qui boit seule en plein après-midi.
L’alcool avait bien travaillé, dilatant chaque vaisseau de son corps, minant les derniers barrages de sa vigilance, lui imposant l’oubli d’elle-même. Elle était là, c’est tout. Rien d’autre ne comptait. Elle sentit un éclair au fond de son ventre. Son corps consentant était prêt au sacrifice.
Très lentement, elle leva les yeux vers l’homme qui lui avait offert à boire. Sa place était vide. Elle ne l’avait pas vu partir. Elle sentit une profonde déception, assortie d’un immense soulagement.
Elle se souviendrait toujours de cet inconnu qui lui avait fait l’amour au fond d’un verre.