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Reportage au coeur d’une Amérique défoncée

J’étais prévenue. Je me rendais dans l’un des coins les plus pauvres et les plus reculés du pays. L’Est du Kentucky. Je me réjouissais en fait de découvrir cette petite ville baptisée London où je devais rencontrer la task force fédérale composée d’agents du FBI, de la DEA (l’agence fédérale anti-drogue), de la police locale et de la garde nationale pour un reportage sur les cultures illégales de cannabis, florissantes sur les versants de ces montagnes pelées.

Le crachin persistant lors de mon arrivée en ville n’était pas prometteur. La grisaille qui s’accrochait aux murs de London me rappelait furieusement la capitale anglaise, mais je renonçai rapidement à chercher d’autres points communs pour me préoccuper du prochain repas. Un repas que je comptais accompagner d’un verre de rouge, histoire d’oublier la fatigue d’une journée démarrée aux aurores et d’une route interminable à travers une campagne désolée, encore engoncée dans les frimas d’un hiver tenace.

«Nous n’avons pas de vin, it’s a dry zone», lance pour toute réponse Christel, la serveuse du Shillow Restaurant. «Une zone sèche». Christel nous expliquera, à ma collègue et à moi, que l’Eglise locale, les Baptistes du Sud en l’occurrence, interdit toute consommation d’alcool dans la région. Un comble pour la terre qui produit le meilleur bourbon du monde! Pas un magasin de liqueurs à 45 minutes de route à la ronde.

«Le manque d’alcool rend les gens fous, ils bouffent tous de l’oxycon ici», poursuit la jeune serveuse Elle s’attarde alors sur le fléau que constituent ces petites pilules, des opiaminés synthétiques prescrits en général aux cancéreux en phase terminale. «Les gens se les injectent ou les sniffent et ça les rend dingues, certains en sont morts, c’était dans le journal, c’est vrai».

Les flics que nous rencontrons le lendemain nous confirmeront les propos de Christel. L’an dernier, 53 personnes sont mortes d’overdose à l’oxycon dans le seul Est du Kentucky! Des médecins sans scrupule les prescrivent à gogo par pur appât du gain.

John, l’agent de la DEA qui nous accompagne, établit un lien direct entre la misère de ces régions économiquement défavorisées et l’usage abusif de drogues de toutes sortes. «C’est un revenu facile pour les uns et une machine à rêves pour les autres».

Le lien avec l’absence d’alcool lui paraît évident. «Les gens n’ont aucune soupape de sécurité, pas de dérivatif, encore heureux que les flics ferment l’œil sur les bars illégaux». Les bars illégaux? Il y en a plusieurs dans toute la région. John nous emmènera à l’American League Committee de la ville. Tous les habitants de London connaissent, même s’ils jouent aux conspirateurs quand ils en parlent.

Le bar, un local sans fenêtre tenu par des vétérans de toutes les guerres, sent bon le speakeasy des bas-fonds de Chicago à la grande période de la prohibition. Il faut être membre pour y entrer. Et pour être membre, il faut être un ancien de l’armée. Voilà pour les règles.

A l’entrée, Jerry glisse sa carte magnétique dans la fente. Il pointe la petite caméra au-dessus de nos têtes. «Ça leur permet de filtrer». A l’intérieur, uniquement des hommes. Moyenne d’âge 55-60 ans. Notre présence les amuse. Cela fait longtemps que des jeunes femmes ne s’étaient pas aventurées là.

«Bière ou bourbon?», lance le barman. J’opte pour la spécialité locale, histoire d’honorer mes hôtes. Je le regretterai quelques secondes plus tard. J’évite de poser des questions. J’oublie très vite le liquide jaunâtre au nom abusif de bourbon. L’accueil est chaleureux. Un vieil homme empoigne sa guitare et chante des rengaines du Ol’Kentucky. «Il n’y a rien à faire ici», se lamente John, le jeune flic muté d’une grande ville de la côté Est. «C’est une promotion, j’ai dû accepter».

Il nous invite à visiter le marché aux puces le lendemain, apparemment la seule distraction de la ville. Malgré son nom, le grand marché couvert de London tient plus du supermarché du pauvre que d’une foire second hand. S’y vend à peu près tout ce qui ne trouverait jamais preneur dans des endroits moins sinistrés. A part les flingues, en vente libre à l’extérieur.