Rester en discothèque plusieurs jours et plusieurs nuits: c’est un nouveau concept de vacances tunisiennes proposé par le Club Méditerrannée. Pour rester figé dans un présent éternel.
«Si tu dors, t’es mort». C’est avec ce slogan expéditif que le Club Méditerrannée commercialise son nouveau concept touristique destiné aux jeunes. Le projet, baptisé Oyyo, est ambitieux: à Bekalta, en Tunisie, un village d’un nouveau type a été entièrement construit autour d’une discothèque de 1500 m2 où se relaieront des DJ’s professionnels.

Dès le 15 mai prochain, les nightclubbers pourront passer leurs vacances à Bekalta, danser non-stop, manger des merguez sur la plage au petit matin, danser encore et prendre leur petit déj au milieu de l’après-midi. «Si tu dors, t’es mort». La dance-party qui ne s’arrête jamais.

Avec ses thermes et ses tipis, Oyyo veut devenir «le club du XXIème siècle». D’ici cinq ans, une dizaine de villages de vacances du même type devraient être construits dans différents endroits du monde. Pas de doute, c’est une clientèle jeune et noctambule qui est ciblée, même si «noctambule» n’est pas forcément l’étiquette la plus pertinente pour définir cette propension à nier un rythme nycthéméral (nuit-jour) jugé bien contraignant et arbitraire.
A peine sortie de la lecture du «Sacre du présent», dernier ouvrage du chercheur Zaki Laïdi (Flammarion), je vois dans ce nouveau créneau du Club Med la meilleure démonstration qui soit de la thèse défendue dans cet essai qui retrace l’histoire des rapports entre l’homme et le facteur temps.
Partant de l’homme archaïque qui vivait sur le mode de la répétition du passé, Zaki Laïdi décrit l’émergence à la Renaissance de l’homme «perspectif» qui se projetait dans l’avenir. Il repère l’arrivée toute récente d’une nouvelle condition temporelle de l’homme occidental: celle de l’homme-présent. Revenu des utopies sociales, ce dernier s’installe dans une temporalité faisant fi du passé et du futur. Pour lui, qu’importe la position du soleil, seule compte la dilatation du moment présent.
Sous nos yeux se crée une structure de consommation adaptée à ce nouveau régime du temps. Laïdi parle d’une «économie du présent éternel» en adéquation avec le débordement permanent des rythmes supposé border notre temporalité. Le phénomène des «after» (les lieux censés accueillir les noctambules après la fermeture des boîtes de nuit) est une manifestation très concrète d’une société où «le refus de toute interruption, de tout intervalle, de tout temps mort est bien l’expression d’un refus de la mort».
Le slogan «Si tu dors, t’es mort», apparu après la rédaction de l’ouvrage de Laïdi, confirme en quelque sorte cette thèse.
«La jonction d’«after» de plus en plus tardifs avec la naissance prévisible d’éventuels «before» de plus en plus matinaux bouclerait la boucle d’un temps associant loisir, consommation et intemporalité, écrit Laïdi. Ainsi, finances, consommation et loisirs tendent à s’inscrire dans cette construction du jour sans fin, d’un jour où si donc rien ne s’achève, rien ne peut commencer.»
Le fait que les marchés financiers à travers le monde soient interconnectés de façon à pouvoir fonctionner 24 heures sur 24 dénoterait ce désir de «vaincre ainsi tout obstacle diurne et exprime symboliquement ce besoin d’éternité fonctionnelle, cette quête d’un jour sans fin, cette recherche d’un présent éternellement reconduit.»
La future clientèle du village-disco de Bekalta sera composée de jeunes peu soucieux de leur horloge interne. Le corps, mis à rude épreuve par cette évolution ne tenant pas compte de la physiologie humaine, demeure le dernier refuge de la résistance à cet assaut du temps. Mais déjà est évoqué un avenir où l’on implantera des logiciels dans les cerveaux pour vaincre les barrières du temps biologique.
Déjà, le sommeil est assimilé à du temps perdu. On encense les battants qui, pour un meilleur rendement, avouent ne dormir que deux à trois heures par nuit. Dans pareil contexte, celles et ceux qui se livrent sans remords et sans angoisse aux bras de Morphée sont de véritables résistants.
Dans une société basée sur la productivité et le profit, celui qui dort nargue le travail et l’action. Il est subversif. Il tourne le dos à l’efficacité, à la compétition, à l’argent, à l’ambition. Jacqueline Kelen, écrivain et productrice à France Culture a écrit à ce sujet «Les barques du sommeil» (ed. Reyne de Coupe), un superbe plaidoyer pour le sommeil, qui s’avoue école de liberté autant qu’exercice spirituel. Un vrai livre de chevet!
——-
Geneviève Grimm-Gobat est chroniqueuse régulière de Largeur.com.
