Chaque semaine, Christophe Gallaz attrape au vol un mot lié à l’actualité récente. Aujourd’hui: le vraquier.
Le vraquier, comme on l’imagine, est un navire destiné au transport du vrac. Et le vrac, au-delà de cette locution voisine de «pêle-mêle», désigne toute marchandise dont le transport ne requiert pas d’arrimage ni d’emballage particuliers: le charbon, par exemple, ou tout minerai. Le mot lui-même provient du moyen néerlandais «wrac», qui signifiait aux XIVe et XVe siècles «gâté, corrompu, mal salé» – d’où, en français, dès 1435, le «hareng waracq».

Les harengs gâtés sont donc devenus récemment 910 Kurdes embarqués aux alentours du 10 février dernier dans le vraquier East Sea, depuis une plage de la côte turque, pour un voyage accompli dans des conditions épouvantables, jusqu’à l’échouage du navire en face de Fréjus.
Nous sommes donc passés de la marchandise nourricière qui circulait quotidiennement depuis des siècles à la faveur des grands bassins maritimes, aux réfugiés qui fuient le lieu de leur origine et de leur culture pour finir «waracq», sans mémoire et sans identité, mais généralement travailleurs, dans les replis cachés de nos sociétés occidentales.
Beau progrès. Il a déjà son histoire, certes, si l’on songe aux Vikings norvégiens mêlés d’immigrants écossais qui vinrent coloniser l’Islande au IXe siècle de notre ère, aux communautés qui délaissèrent le Vieux-Continent dès le XVIIe siècle pour aller peupler les Amériques et l’Asie, ou aux cinquante millions d’Européens qui partirent s’établir au-delà de l’Atlantique entre les années 1800 et les années 1930.
Il a de l’avenir, surtout, si l’on compte que plus de 80 millions de personnes avaient été déplacées de force entre 1985 et 1994, que 100 millions de personnes vivaient hors de leur pays natal à la fin de cette même période, que 27 millions de personnes se trouvaient alors en état d’errance contrainte, et que 15 millions de personnes constituaient simultanément des réfugiés stricto sensu. De quoi fabriquer toujours plus de vraquiers, et ceux-ci toujours plus gros: en termes de tonnage, 17’099 milliers en 1997, par exemple.
Quant au hareng, mystère. Avec les sardines et les anchois, on n’en a plus guère pêché que 22’323 milliers de tonnes en 1996. Les cris d’alarme ont fusé, car les effectifs poissonniers s’effondrent et les producteurs sont inquiets.
