Le grand Balthus passait plusieurs années à travailler sur un même tableau. Il est mort dimanche, à 92 ans, dans son chalet de Rossinière. Souvenirs.
Balthus, 92 ans, est mort dimanche après-midi dans son Grand Chalet, à Rossinière, dans le Pays d’En Haut.
Le chagrin me fait penser qu’avec lui, le XXe siècle tourne vraiment la page. Il le traversa dans toute sa longueur. Quatre-vingt longues années de labeur, puisqu’il créa sa première œuvre en 1921: un livre avec quarante images de son défunt chat Mitsou, préfacé en français par Rainer Maria Rilke. Le poète était certes l’amant de la maman du garçon, mais quand même…
Jamais plus je ne ferai exprès le détour de Rossinière, jamais plus je ne ferai exprès de prendre cette route qui de Château-d’Oex descend sur Bulle, juste pour contempler la vaste bâtisse en bois et, peut-être, apercevoir au loin le peintre qui, la vieillesse sonnant, avait décidé de s’enfermer dans ce cirque de montagne. Un des endroits les plus ingrats que je connaisse. Des plus étroits et fermés aussi.
De la caillasse vaguement recouverte de forêt, même pas un vrai flanc de montagne, même pas une falaise bien raide, rien qui permette de prendre du recul. Un trou préalpin de quelques centaines de mètres de largeur. Une montagne (ou le creux d’une montagne, sa négation même) qui a déteint sur ses habitants au point que des mois, voire des années de fréquentation ne feront pas de l’étranger une personne digne ne serait-ce que de l’ébauche d’un signe de sympathie. Je le sais d’expérience pour avoir vécu une quinzaine de mois à quelques kilomètres du Grand Chalet.
Sans avoir consulté le peintre sur la question, je ne risque pas grand chose en affirmant qu’en allant se poser au milieu des années 1970 à Rossinière, c’est la vraie solitude, la plénitude de la solitude qu’il recherchait. Un solide face à face avec lui-même dans le silence et l’isolement. Avec un fond de montagne qui le rattachait directement à son enfance, une enfance marquée par le séjour en Suisse entre 1917 et 1921.
Il vécut alors à Genève, avec des séjours estivaux dans l’Oberland et en Valais. De l’Oberland, il laisse une trace indélébile avec sa toile extraordinaire «La Montagne», volet «été» d’une série inachevée consacrée aux quatre saisons.
La corrélation entre les personnages et la nature, la présence irréelle des pâtres alpins, la charge érotique des deux jeunes filles (l’une par le regard, l’autre par le pli de la jupe sur les cuisses), la symbolique phallique du cairn dans la puissante clarté de la falaise, la rupture violente entre l’ombre et la lumière, la luminosité méditerranéenne du ciel en font pour moi LA peinture de montagne par excellence. Car la montagne fouette dans l’homme sa dimension spirituelle comme sa dimension sexuelle.
Ce tableau trouve son origine dans les séjours de Balthus aux environs de Thoune, vers 1920. Je ne peux jamais le regarder sans me demander ce qu’aurait donné une rencontre entre le jeune homme et Robert Walser qui, à la même époque, errait du côté de Thoune.
Mais Balthus est surtout un maître de l’érotique du XXe siècle. On ne se place pas impunément sous le signe du chat dès son plus jeune âge. De même que l’on ne fait pas son autoportrait en «Roi des chats» (1935) sans raison. Inlassablement, il place au centre de ses tableau le sexe lisse et bien fendu d’adolescentes qui l’offrent sous toutes les formes possibles et dans des positions que d’aucuns trouveront scabreuses.
En ces temps marqués par une extraordinaire phobie de la sexualité naissante, on ne peut que se réjouir de ce que Balthus ait rendu l’âme sans subir une perquisition de la Police judiciaire. Si comme le disait Léo Ferré, le code pénal se cache sous les jupes des petites filles, Balthus n’a eu de cesse de le dévoiler, de le peindre, de l’illustrer, de lui prêter vie, de l’aimer. Le sexe, pas le code.
Et en plus, il ne lésine pas sur la besogne. Peindre ces demoiselles, trouver le juste ton, le mouvement adéquat, la courbe significative et, surtout, le rai de lumière créateur prend du temps. Il lui faut trois ans pour «La Chambre» (1952-1954) qu’il pensait aussi intituler «Bonaparte découvrant les plaines fertiles d’Italie» (une jeune fille offerte au soleil levant). Il passe toute la guerre à reprendre «La Victime» (1939-1946). Il lui faut trois ans pour «Les Beaux Jours» qui annoncent la fin de cette guerre.
Une œuvre aussi vaste ne se parcourt pas en quelques minutes. Il faudrait s’attarder sur les différentes périodes du peintre ou sur les étonnants portraits qu’il a faits, comme celui de «Thérèse»(1938). Je me contenterai de renvoyer le lecteur au très beau livre que Claude Roy lui consacrait il y a quelques années (Claude Roy: «Balthus», Gallimard, 1996).
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Gérard Delaloye, journaliste et historien, vit à Lausanne. Il est chroniqueur régulier de Largeur.com.
