Pendant que l’Amérique rêve de roquettes anti-missiles, Ariel Sharon prépare Israël à une escalade de la violence. D’un côté comme de l’autre, pour la première fois depuis de longues années, la régression est frappante.
Comme il semble avéré que ce n’est pas André Malraux qui aurait affirmé que «le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas», je me sens à l’aise pour traiter l’auteur anonyme de cet aphorisme de crétin. Cela m’aurait gêné de dire cela de Malraux dont j’ai beaucoup aimé les romans.
Il devient en effet évident que plus nous entrons dans le XXIe siècle, plus il prend non pas un pli religieux, mais bien la couleur rouge écarlate de la violence et du sang, comme le XXe qui l’a engendré.
Regardez les Américains. Ils baignaient dans l’euphorie du bien-être clintonien, des bonnes affaires, de l’Etat relativement social et ils choisissent de porter à leur tête un va-t’en-guerre qui ne pense qu’à s’entourer de généraux et d’une panoplie de roquettes anti-missiles. Comme si cela ne suffisait pas, sa plus proche conseillère en politique étrangère, la sémillante Condoleezza Rice, vient nous dire que la Russie «constitue une menace pour l’Occident en général et pour les alliés européens [des Etats-Unis] en particulier. Ni eux ni nous ne sommes assez vigilants face au risque que représentent l’arsenal nucléaire et les moyens balistiques du Kremlin».
Pauvre Condoleezza! Les bombes du Kremlin l’effraient? Mais pourquoi l’administration de George Bush Sr dont elle faisait partie aux débuts des années 1990 a-t-elle favorisé l’arrivée de Boris Eltsine au pouvoir plutôt que celle des démocrates du Iabloco? Et pourquoi les Etats-Unis et les organismes qu’ils contrôlent (Banque mondiale, FMI) n’ont-ils jamais exigé le démantèlement de certains secteurs militaires russes avant d’arroser les dirigeants du pays de dollars?
Car, en fin de compte, si c’est Poutine, un médiocre agent des services secrets, qui gouverne aujourd’hui l’immense empire russe, c’est en grande partie grâce à la mansuétude américaine. Je me réjouis de voir ce que George W. Bush et ses amis vont entreprendre pour faire cesser la violence en Tchétchénie et développer la démocratie non seulement en Russie, mais aussi en Biélorussie et en Ukraine où règnent d’anciens apparatchiks aux mains couvertes de sang et aux comptes bancaires plus que cossus.
Les Etats-Unis et la Russie entament ainsi le XXIe siècle avec des présidents plus portés à la violence qu’à la religion, même s’ils ne rechignent pas, à l’occasion, à jouer les hommes pieux pour berner le bon peuple. Mais, me direz-vous, les Etats-Unis et la Russie sont des pays où la religion a une valeur sociale plus que mystique, où elle sert les apparences de l’individu plutôt que les tréfonds de son âme.
Certes. Mais que dire alors d’Israël, la terre que certains voudraient sainte, le carrefour des grandes religions monothéistes, le pays où chaque caillou est censé exhaler des effluves mystiques?
Voilà un pays habité aujourd’hui par les rescapés (ou leurs descendants) des pires horreurs du XXe siècle, des rescapés qui se promettaient de construire un Etat juste pour empêcher que les horreurs ne se reproduisent. Et pourtant, ils ont tout faux depuis 1948, car leur Etat a commencé sur une imposture, l’appropriation indue et violente d’un territoire habité par d’autres.
De l’imposture ne peut naître que la violence, et les Israéliens, en élisant démocratiquement Ariel Sharon, se sont mis eux-mêmes au ban de la civilisation. Car Ariel Sharon, en couvrant les massacres Sabra et Chatila, est aussi digne du Tribunal International de La Haye que n’importe quel fauteur de guerre balkanique. C’est ce même Sharon qui, en septembre dernier, par une provocation savamment orchestrée, mettait le feu aux poudres de la deuxième Intifada pour se hisser à nouveau au pouvoir.
Et c’est lui qui maintenant va exiger de terribles représailles pour venger l’attentat à l’autobus commis le 14 février près de Tel-Aviv, par Alaa Khalil Abou Olba, un Palestinien de 35 ans, attentat qui a provoqué la mort de 8 Israéliens et en a blessé 21.
L’escalade de la violence est inévitable. Mais ce que ni Sharon ni ses électeurs ne veulent voir, c’est que recourir à cette violence alors que le rapport des forces leur est si favorable ne peut qu’inciter l’adversaire à faire de même. Leur programme se profile comme la mise en place d’un nouvel apartheid où les Juifs écraseront en permanence des Arabes maintenus en état d’hébétude et de sous-développement. L’histoire enseigne que ces Etats sont un jour ou l’autre voués à la disparition. On l’a vu récemment dans les bastions blancs de l’Afrique australe, on l’a même vu en Australie où l’infime minorité aborigène a obtenu une reconnaissance de ses droits. Le pari israélien est en ce sens désastreux pour les générations futures. Il signifie que les Israéliens de gauche, de droite, de l’extrême centre, religieux ou non, ne pourront survivre qu’assis sur une armée toute puissante infectant le corps social de ses métastases.
Pour la première fois depuis de longues années, la régression est frappante: la destruction de l’Etat d’Israël devient le seul choix possible pour les Palestiniens. Paradoxalement, en élisant un extrémiste comme Sharon, les Israéliens ont condamné les Arabes à les jeter un jour ou l’autre à la mer. C’est juste le contraire de ce que voulaient les pères fondateurs sionistes, les propres parents d’Ariel Sharon.
Cela n’a rien à voir avec la religion, mais relève de la violence pure.
