Arrosée par l’argent de la nouvelle économie, la région de San Francisco est devenue hors de prix. Les entreprises.com envahissent les quartiers populaires, suscitant la colère d’anciens habitants. Reportage.
«La classe ouvrière est en train de se faire jeter hors de la baie de San Francisco!» Yena Duanas travaille à la Casa de Libro, dans le quartier hispanique de The Mission. Elle n’a pas de mots assez durs pour qualifier les yuppies du Net qui s’installent dans les environs.

«Avant, les riches trouvaient que The Mission était un quartier répugnant. Et puis ils ont remarqué qu’il y avait tout de même de jolies maisons et un environnement agréable. Alors ils sont venus. Ils ont pris le pouvoir. Et maintenant qu’ils sont là, ils nous méprisent.»
Les Hispaniques ne représentent plus que 50% de la population de The Mission, alors qu’ils étaient 65% il y a dix ans.
A la base de cette révolte contre «the computer money» (l’argent de l’industrie informatique), il y a une flambée sans précédent des prix du logement. Rançon du succès économique de San Francisco et de la Bay Area, la demande immobilière n’a jamais été aussi forte. Le taux d’appartements vacants est tombé à 0,5%. Conséquence, un deux-pièces qui valait 800 dollars (1480 francs suisses) il y a cinq ans est maintenant loué pour 3000 dollars (5550 francs).
Seuls ceux qu’on appelle les «techies» (les employés de l’industrie informatique) parviennent à composer avec de tels prix. Selon les chiffres du SF Partnership, un institut privé qui favorise l’implantation d’entreprises, la pénurie de main d’œuvre à San Francisco est telle que les salaires y sont de 28% plus élevés que dans le reste des Etats-Unis.
Des chiffres qui grimpent encore dans le secteur informatique. Un administrateur-système touche en moyenne 73’000 dollars par an (135’000 francs), soit 41% de plus que la moyenne nationale. Au niveau du management, le salaire est 81% plus haut que la moyenne et atteint 155’000 dollars par an (287’000 francs).
La situation de Julio Garay, ouvrier de la construction, est évidemment très différente: «Je gagne entre 10 et 15 dollars de l’heure. Comment voulez-vous que j’achète une maison quand il n’y a rien en-dessous de 500’000 dollars?»
Autour des entrepôts d’électro-ménager traditionnellement installés ici, on voit maintenant apparaître des magasins de meubles design, de luxueux salons de coiffure, des restaurants vietnamiens… Les bars et les clubs se sont multipliés, faisant de l’endroit un haut-lieu de la clientèle «bobo», bourgeois-bohème.
Avant de séduire les bobos, le quartier a attiré les communautés alternatives, artistes, gays, hippies, etc. Installé derrière le comptoir de Dog Eared Books, une librairie spécialisée dans les ouvrages d’occasion, Alvin Orloff ne se plaint pas des nouveaux arrivants. «Ce sont des gens ouverts. Je ne crois pas qu’ils soient méprisants avec la population hispanique. Ils servent surtout de boucs émissaires à la crise du logement.»
Au Rayon Vert, une boutique d’accessoires d’intérieur, Kelly Kornegay se réjouit des changements: «Avant, il y avait toujours des dealers devant le magasin. J’ai même été agressée une fois. C’est bien mieux maintenant.» Les clients qui peuvent se payer les pochettes en cuir à 200 dollars en vente dans sa boutique sont certainement du même avis qu’elle.
Dans le prolongement de The Mission, l’ancien quartier industriel de SoMa a l’allure d’un immense chantier (SoMa est l’abréviation de South of Market, c’est la portion de la ville située au sud de la rue centrale, Market Street). C’est là que les entreprises.com ont élu domicile. Le fournisseur d’informations technologiques cNet construit son nouveau siège sur Second Street. A côté, le gros œuvre d’un hôtel Marriott international est déjà terminé.
Pour un loft à SoMa, les prix démarrent à un million de dollars (1,85 millions de francs suisses). C’était une acquisition très prisée des jeunes dot-commers fraîchement enrichis, mais depuis la chute du Nasdaq au printemps dernier, les régies ont de la peine à les vendre. Ces lofts sont de plus en plus souvent proposés à la location.
Sur Third Street, un espace «live-work» vient d’ouvrir. Il s’agit de locaux où les employés peuvent à la fois vivre et travailler. Si l’idée de passer la nuit au bureau ne vous dérange pas, c’est une solution idéale. Ça coûte moins cher que de louer logement et surface commerciale séparément, ça évite de rester coincé dans les bouchons avec les pendulaires et ça permet de mieux faire connaissance avec ses collègues-colocataires…
A deux blocs des ponts superposés de l’autoroute 101 qui mène à Silicon Valley, un îlot de verdure, South Park. Les New Beatle des entreprenautes tournent désespérément autour du square en quête d’une place de parc. Les locaux du magazine Wired et du traducteur eTranslate sont juste à côté, dans un ancien entrepôt.
Dès qu’il fait beau, les employés sortent leurs lunettes de soleil Dolce & Gabbana et viennent ici pour pic-niquer sur l’herbe. Sitôt qu’ils s’en vont, des sans-abri se dirigent vers les poubelles. Ils récupèrent les restes de salade niçoise et s’éloignent en poussant le caddy où sont entassées leurs affaires.
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Mary Vakaridis, collaboratrice régulière de Largeur.com, revient d’un long séjour à San Francisco.
