LATITUDES

Un homme ordinaire dans un siècle extraordinaire

Le «Journal» de Victor Klemperer, publié récemment en français, est un document d’une intensité inouïe. Troisième et dernier volet du compte rendu de Gérard Delaloye.

Premier volet:
«J’ai été captivé par le «Journal» de Klemperer». A lire ici.

Deuxième volet:
L’antisémitisme vécu au quotidien. A lire ici.

Le 8 avril 1944, la guerre n’en finit pas, le nazisme dure depuis douze longues années, Victor Klemperer écrit: «Ce ne sont pas les grandes choses qui importent, mais la tyrannie au jour le jour que l’on va oublier. Mille piqûres de moustiques sont pires qu’un coup sur la tête. J’observe, je note les piqûres de moustiques.»

Moustique parmi les moustiques, voilà la condition à laquelle un esprit intelligent et cultivé est réduit en plein milieu du XXe siècle. Jamais, au fil de ces années interminables de vexations et de tortures quotidiennes, Klemperer ne se départit de cette humilité.

Il pousse l’honnêteté jusqu’à ne rien cacher des petites faiblesse qui font la vie de tous les jours. Comme la quasi-totalité des universitaires allemands de sa génération (et probablement aussi des suivantes!), notre homme est très sensible aux titres. Quand, début 1942, plus mort que vif, il pèle la neige dans les rues de Dresde et que quelqu’un lui adresse la parole en lui donnant du «Herr Professor», il en est tout ragaillardi, comme si, oubliant la faim qui le taraude, il venait de manger un succulent et juteux rôti.

Il se comporte aussi comme un homme normal, d’une ordinarité tout à fait banale, quand, le 27 février 1943, il écrit: «Il n’est plus possible maintenant qu’un seul Juif revienne vivant de Pologne. On les tuera avant de vider le camp. On raconte d’ailleurs depuis longtemps que nombre d’évacués n’arrivent même pas vivants en Pologne. On dit qu’ils sont gazés dans des wagons à bestiaux pendant le transport, que le wagon s’arrête pendant le trajet près des fosses communes creusées à l’avance. Je suis très mauvais, j’ai moins pitié pour Caroli (un déporté, ndlr) que peur d’un sort semblable.» Comment ne pas avoir peur en une telle circonstance?

Et que dire de cette réaction notée le 27 janvier 1944 lorsque le journal local lui apprend la fortune d’un de ses collègues: «J’ai été ébranlé hier matin par un entrefilet de la Dresdener Zeitung. Neubert, cette médiocrité la plus parfaite parmi les romanistes de ma génération, un maître d’école sans la moindre pensée personnelle, vient d’être nommé professeur titulaire à la chaire de littérature romane de Berlin. Quelle doit être la qualité de ses convictions nazies, combien doivent-elles avoir été prouvées et réitérées, à la différence de ses travaux d’histoire littéraire! Quel contraste véritablement moyenâgeux entre son élévation et mon humiliation.»

Klemperer travaille alors comme manœuvre dans une usine de carton. Il a 63 ans. On pourrait croire (lui-même en était intimement convaincu, même s’il était soutenu par une impressionnante envie de vivre) que son existence va s’achever au milieu des ruines de ce IIIe Reich dont il ne cesse aussi d’observer l’évolution linguistique, évolution dont il rend compte dans un livre, «LTI. La langue du IIIe Reich» (Albin Michel, 1996), disponible en livre de poche.

Or il n’en sera rien: Klemperer va compter parmi les quelques dizaines de Juifs dresdois qui survivront. Il va même décider de rester dans sa ville après la fin de la guerre, lorsque les Soviétiques commencent à s’y installer comme chez eux. Et en décembre 1945, alors que la dictature revient et qu’il n’est pas possible de travailler sans appartenir à un parti, il va même s’inscrire au Parti communiste.

Pendant toute la guerre, Klemperer s’est montré (il l’a écrit sans se cacher à plusieurs reprises) autant anticommuniste qu’antinazi et antisioniste.

Pour lui, démocrate libéral allemand, toutes ces idéologies méritaient la même poubelle.

Qu’est-ce qui peut donc le pousser dans les bras du PC? Je pense qu’il y a en premier lieu l’envie de finir sa carrière et de recueillir les fruits d’un travail de longue haleine dans son domaine, de prendre sa revanche. Klemperer n’était pas sans vanité. Par ailleurs, il y avait le ton de l’époque, le rôle impressionnant joué par l’armée soviétique dans la défaite des nazis, l’antifascisme militant et très répandu. De plus, il le dit lui-même, il tenait les communistes pour la seule force capable de faire rendre gorge aux nazillons de tous poils qui l’avaient harcelé pendant 13 ans.

Mais, paradoxe des paradoxes d’un siècle extraordinaire, il a fallu que le gestapiste dresdois qui le persécuta pendant toutes ces années réussisse après la guerre une reconversion à vrai dire assez banale elle aussi: d’agent de la Gestapo, il devint agent double au service du KGB et du BKB, les services secrets de l’URSS et de la République fédérale!

Sous la République démocratique, Klemperer (qui mourut en 1960) devint un académicien couvert de lauriers. Mais ce qui m’intéresserait, ce serait de lire son journal (car il l’a tenu!) pendant le mois de juin 1953, au moment où les ouvriers allemands se sont révoltés contre les communistes.

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Le «Journal» de Victor Klemperer est publié aux Editions du Seuil.

Vol. I : «Mes soldats de papier», Journal 1933-1941, traduit de l’allemand par Ghislain Riccardi, 792 pages.

Vol. II : «Je veux témoigner jusqu’au bout», Journal 1942-1945, traduit de l’allemand par Ghislain Riccardi, Michèle Kiintz-Tailleur et Jean Tailleur, 1055 pages.