D’une guerre à l’autre, on voit réapparaître les mêmes tactiques et les mêmes ratés dans les armées. Gérard Delaloye raconte et compare.
On célébrait ce week-end (le 8 mai pour les Occidentaux, le 9 pour les ex-Soviétiques) le cinquante-quatrième anniversaire de la fin de la deuxième guerre mondiale. Tous les témoignages concordent: pour ceux qui la vécurent, cette guerre sembla ne jamais devoir finir. Même si elle ressembla fort peu à celle qui sévit aujourd’hui en Yougoslavie, quelques-uns de ses traits les plus saillants peuvent utilement nourrir notre réflexion.
1. Avantage initial à l’agresseur
En automne 1939, malgré les six longues années de provocations nazies au cours desquelles Hitler ne cacha ni ses ambitions meurtrières ni son humeur guerrière, aucun des pays visés n’était prêt militairement à affronter le cataclysme. Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne attendirent sagement que le conflit éclate avant de se préparer. Il fallut près de deux ans aux Etats-Unis pour restructurer l’appareil de production en fonction des besoins militaires.
En France, malgré la proximité avec l’Allemagne hitlérienne, malgré une «drôle de guerre» de plus de six mois en 1939-40, l’Etat-major, dirigé par une armada de généraux aussi incompétents que présomptueux, fut cueilli à froid et déboussolé par l’offensive de mai 40. Ces gens-là se croyaient protégés par la ligne Maginot, oubliant qu’il n’était pas interdit de passer à côté!
L’armée russe fut elle aussi surprise en état de désorganisation totale au moment de l’agression hitlérienne de juin 41. De même, en 1939, l’armée suisse était loin d’être prête. Guisan se retrouva sans moyens de transport, ni aviation. Les armées modernes sont, comme toutes les administrations, des monstres d’inertie qu’il n’est jamais facile de mouvoir et, de surcroît, allergiques par définition au concept d’urgence.
L’agresseur jouit ainsi, de toute manière et toujours, de l’effet de surprise, même si cette «surprise» est claironnée sur tous les tons depuis des années. Mais il est aussi, à la longue, voué à être broyé par le mouvement qu’il a lui-même déclenché. Milosevic n’échappera pas à la règle.
2. Une alliance est une somme de contradictions
Une coalition ou une alliance militaire est la résultante de la somme des contradictions qui la composent. Des bibliothèques entières ont été remplies par les auteurs cherchant à comprendre les relations entre les principaux vainqueurs du IIIe Reich. Même Churchill et Roosevelt, dont l’entente profonde fut le socle de la coalition alliée pendant la guerre, obéissaient à leurs propres logiques politiques voire politiciennes, notamment par rapport à leur troisième allié, Staline.
Quant à De Gaulle, on cherche aujourd’hui encore à connaître les tenants et aboutissants de son action. L’affaire Jean Moulin, qui divise les historiens depuis six mois, illustre ces incertitudes. Reste que ces contradictions furent réduites par un objectif clair et admis par chacun : la guerre ne cesserait qu’avec la capitulation sans condition du IIIe Reich. Par rapport à un adversaire qui ne rend de comptes à personne, une alliance est défavorisée par son fonctionnement qui implique l’approbation de chacun des membres.
3. «Tuez-les tous! Dieu reconnaîtra les siens»
Formées avant tout à l’obéissance depuis que Frédéric le Grand imagina l’organigramme de l’armée prussienne, modèle adopté par toutes les armées, les élites militaires brillent par leur servilité et leur opportunisme. Sinon, comment gravir les échelons de la hiérarchie? Certainement pas en faisant preuve de sens critique ou d’autonomie dans le jugement.
Le corollaire de cette donnée de base est le recours au quantitatif au détriment du qualitatif. Même dans un pays comme la Suisse, qui cultive les concours de tir depuis la fin du Moyen Age, il fallut attendre les années 1860 pour que l’état-major ordonne à la troupe de tirer bien plutôt que beaucoup, et sélectionne les bons tireurs.
Pendant la deuxième guerre mondiale, les bombardements massifs autant qu’inutiles des villes soumises au IIIe Reich mirent en évidence cette logique aberrante que l’on voit à nouveau à l’oeuvre en Yougoslavie. Cette logique purement militaire anéantit le plus souvent toute considération politique: depuis le début de ses bombardements en Yougoslavie, l’OTAN ne tient aucun compte des particularités du Monténégro, de la Voïvodine ou de villes (Nis) opposées à Milosevic.
Le vieux principe des croisades, «Tuez-les tous! Dieu reconnaîtra les siens» est toujours d’actualité. Pendant la guerre mondiale, la diabolisation de tous les Allemands empêcha toute opposition à Hitler et tout soutien à ses victimes.
4. En matière militaire, le pire est toujours sûr
Après cinq ans et demi de guerre, les hommes de mai 1945 pensaient avoir vécu le pire et donnèrent libre cours à leur soulagement. Erreur! Il leur fallut encore prendre la pleine mesure de l’horreur de la Shoah, découvrir par un beau matin d’août que des centaines de milliers de Japonais avaient été carbonisés en quelques instants par la bombe atomique et, enfin, connaître pendant l’hiver suivant une famine digne des disettes moyenâgeuses.
Une fois que la logique de guerre est déclenchée, le pire est toujours sûr. Au moment où j’écris, les radios crépitent de commentaires suite au bombardement – par erreur? – de l’ambassade chinoise à Belgrade. Qui aurait prévu le 24 mars que la Chine, opposée aux frappes, serait impliquée de cette manière dans le conflit?
5. Des colosses incompétents
L’OTAN a été créée au lendemain de la deuxième guerre mondiale pour protéger l’Occident de la menace soviétique. Pendant cinquante ans, deux colosses armés se sont fait face en plein milieu de l’Europe. Nous avons vu l’armée soviétique à l’oeuvre en Afghanistan à partir de 1979. Le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne fut à la hauteur ni des crédits qui lui furent alloués par Moscou, ni du crédit que lui donnaient les médias du monde entier. Dans le feu de l’action, elle se décomposa.
Depuis six semaines, nous voyons l’armée de l’OTAN à l’oeuvre en Yougoslavie. Difficile de dire que ses résultats sont meilleurs que ceux de l’ex-armée rouge en Afghanistan. Mais rétrospectivement, comment ne pas avoir la chair de poule à l’idée que ces deux monstres d’incompétence auraient pu s’affronter sur l’ensemble des territoires de l’Europe médiane?
