La dernière œuvre de Wong Kar-wai n’est pas un film, c’est une quintessence. Un peu comme un concentré de cinéma pour redire la magie du Septième Art par les moyens les plus simples et les plus mémorables.
«In the mood for love», dernier film en date de Wong Kar-wai, est une splendide toile tissée autour de pas grand chose. Un scénario archétypal (un homme, une femme, une histoire d’amour qui ne se fera pas), deux acteurs omniprésents (Maggie Cheung et le prix d’interprétation masculine à Cannes, Tony Leung), une poignées de lieux toujours identiques (la chambre, le bureau, un escalier, une façade). C’est tout.

Prenant chacun de ces éléments et les circonscrivant par des mouvements de caméra lents et curieux, Wong Kar-wai déroule son film comme un rituel renouvelé toutes les cinq minutes. Les scènes semblent se répéter, les lieux restent toujours les mêmes, les acteurs se cantonnent dans des mines immuables (beauté inquiète de la femme, nonchalance désirante de l’homme). Et le film prend son envol presque insensiblement, à travers ces gestes sans cesse réitérés et ces scènes qui se ressemblent toutes.
Car au gré des «répétitions», cet homme et cette femme, qui sont voisins de palier et tous deux déjà mariés, vont commencer à éprouver une attirance si forte qu’ils ne voudront surtout pas la faire ressembler à un adultère standard, tel que le pratiquent ceux qui les entourent (le patron d’elle et leurs conjoints respectifs s’y adonnent en toute banalité).
Or c’est justement la «répétition», au sens théâtral du texte, qui permet ce glissement imperceptible: pour comprendre (ou exorciser?) l’infidélité de leurs conjoints, lui et elle «jouent» et «rejouent» les scènes adultérines telles qu’elles auraient pu se passer. Le trouble est immense entre les sentiments feints ou sincères, les identités endossées ou réelles, tout cela dans un ténébreux Hong-Kong des années 60, au sein d’une culture connue pour n’extérioriser ses sentiments que de façon minimaliste. A cet égard, les deux acteurs sont époustouflants d’intériorité frémissante.
Un seul élément vient indiquer que, malgré la répétition inlassable d’images apparentées, le temps n’en continue pas moins de passer: les robes moulantes de Maggie Cheung. Elles sont toutes taillées à l’identique, mais dans des tissus chaque fois changeants. Il arrive ainsi qu’au cours d’une discussion au restaurant, dans ce qui aurait pu sembler être une même scène, la femme porte une robe différente au moment où le plan change.
Moyen magnifique de dire à la fois le temps qui passe et la dissemblance de moments qui se répètent, tout en suggérant la coquetterie d’un personnage. Moyen magistral de rendre narratif un objet qui aurait pu demeurer décoratif.
Telle est la force de Wong Kar-wai. Son obsession formaliste n’est pas séparable de sa démarche de cinéaste, c’est-à-dire de conteur. Car qu’est-ce que le cinéma sinon une manière de rythmer les minutes, de se glisser dans les rides du temps par l’image et par le son?
Auteur des magnifiques «Happy Together» et «Chunking Express», Wong Kar-wai n’était peut-être jamais allé si loin dans l’attachement à la forme, à l’image quasi-picturale, à l’usage savant du ralenti (sur deux mains qui s’effleurent) et à la construction d’ensemble (des séquences au ralenti accompagnées d’une musique toujours identique scandent son film, avant un final évidé et lyrique dans le ruines d’Angkor). Et jamais il n’avait été aussi simple et direct dans sa manière de narrer une histoire vieille comme l’humanité.
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A lire aussi: une interview de Wong Kar-wai sur le site de Libération.
Le site officiel de «In the mood for love».
