Le ministre allemand Joschka Fischer veut donner plus de pouvoir au parlement et plaide pour une élection du président européen au suffrage universel. Il reste malheureusement encore très seul.
Je ne sais s’il vous est arrivé récemment de longer le Léman. Il est superbe. D’un gris aux nuances infinies. Mais lourdes, coulées dans le plomb de la morte-saison des amours. C’est un peu l’impression que donne l’Union européenne ces jours-ci. Son bleu méditerranéen s’est couvert de cendres pendant la présidence française, une présidence marquée par le poids de deux hommes, Jospin et Chirac, qui, chacun en raison d’une culture politique différente, se soucient de l’Europe comme d’une guigne.
Jospin parce que tout en lui respire le souverainisme robespierriste et républicain. Chirac par bonapartisme atavique remontant au temps où la France croyait (non sans raison) être grande. Les deux se retrouvent, comme la grande majorité du personnel politique, journalistique ou universitaire français, dans leur grande méconnaissance du fédéralisme.
Vendredi, à Vittel, dirigeants français et allemands se sont rencontrés pour mettre au point le programme de la Conférence intergouvernementale (CIG) de Nice qui, le mois prochain, devrait faire progresser les mécanismes de l’intégration européenne. Faux sommet d’un axe franco-allemand défunt. Schröder, Jospin, Chirac n’ont rien à se dire. L’ennui se lit sur leurs visages dès qu’ils s’approchent. D’ailleurs vendredi dernier, Jospin a profité de leur conférence de presse commune pour régler son compte à Chirac, à la grande surprise de l’invité allemand!
Officiellement tout baigne. En réalité, rien ne va. Bien malin qui pourrait dire aujourd’hui si l’UE sera capable de résoudre avant Noël des questions aussi difficiles que le vote interne à la majorité qualifiée (soit: abandon de l’unanimité), la limitation du nombre des commissaires quitte à ce que certains membres n’en aient pas, le développement des coopérations renforcées (introduction de l’Europe à plusieurs vitesses) et la repondération des voix au sein du Conseil.
Or voici que mardi 14 novembre, quatre jours à peine après le sommet franco-allemand, Joschka Fischer relance ses propositions en mettant les pieds dans le plat de la mésentente. Dans un discours tenu devant le parlement belge, il affirme que les prochaines années seront très difficiles. «Nous devons réaliser des objectifs essentiels: compléter le plus grand élargissement dans l’histoire de l’UE et en même temps jeter les bases de l’édifice de l’intégration européenne, soit son intégration politique.»
Pour accélérer cette intégration, Fischer – qui est vice-chancelier et ministre des Affaires étrangères du pays de loin le plus important de l’UE – pense qu’il faut commencer par donner plus de pouvoir au parlement européen en le dédoublant en chambre des députés et des sénateurs, les uns représentant les peuples, les autres les Etats. Il pense de surcroît que le président de l’Europe devrait vite, très vite, être élu par le suffrage universel alors qu’il est maintenant coopté par les gouvernements.
N’ayant pas le texte intégral du discours, je ne sais pas si Fischer entend élire le président à la majorité simple de l’Union conçue comme Etat centralisé ou par un système respectant le fédéralisme et, par conséquent, la nécessité de défendre l’influence des petits contre l’appétit insatiable des gros. Je pense que vivant dans un Etat fédéral, il doit avoir cette dimension présente à l’esprit. Mais il vaut mieux que cela soit clairement exprimé.
En effet, même des personnalités vivant dans un Etat fédéral peuvent commettre des impairs. C’est le cas de Hillary Clinton qui, fraîchement élue sénatrice de New-York, s’est très hâtivement prononcée pour la suppression des grands électeurs au profit d’une élection présidentielle au suffrage direct. Une incongruité pour les constitutionnalistes américains.
Ecoutez Felix Rohatyn, ambassadeur de Clinton en France se prononcer sur la mise en question des grands électeurs: «[Réformer le système, c’est toucher] au système fédéral! Est-ce que vous allez dire aux petits pays européens à Nice, en décembre: – Vous savez, il faut laisser faire les grands Etats parce que, vraiment, on n’a pas besoin de vous? J’ai une maison dans le Wyoming, Etat un peu plus grand que la Belgique, avec cinq cent mille habitants. Si je leur disais: On va changer le vote pour que le collège électoral ne marche plus, et personne ne viendra vous voir pendant les prochaines cinquante années , il y aurait une révolution!» (Le Monde, 14.11.00)
Comment Joschka Fischer compte-t-il convaincre les Chirac et Jospin, sans parler de tous les autres jacobins centralisateurs européens (n’est-ce pas, amis Italiens?) de renoncer à une partie de leur pouvoir au profit d’une entité plus vaste, cela nous ne le savons pas encore. Poser la question est même tabou.
En Suisse quand les radicaux ont voulu imposer ce passage de la Confédération des conservateurs à un Etat centralisé moderne, ils n’ont pas craint la guerre civile. Quelques années plus tard les Américains ont fait de même avec la guerre de Sécession. Il est permis d’espérer qu’aujourd’hui il soit possible d’éviter d’en arriver à de telles extrémités. Mais reste le fait que ces questions doivent être posées et que l’on attend la personnalité politique qui aura l’envergure suffisante pour entreprendre cette tâche en finesse, sans provoquer des massacres.
Pour le moment, le gris plombé domine, même si Joschka Fischer tente de le dérider.
