CULTURE

Chabrol nous sert un chocolat délicatement empoisonné

Les Suisses romands y courent parce qu’il se passe chez eux mais en ressortent dépaysés: le dernier Chabrol échappe à la description de genre et multiplie les énigmes.

«Complètement chocolat» est une expression savoureuse. Est-ce pour l’assonance brune et laiteuse du mot lui-même? Ou pour la fondante douceur que l’expression suggère? On ne sait. Toujours est-il que le dernier film de Claude Chabrol a de quoi rendre le spectateur «complètement chocolat». D’autant qu’il accorde un rôle central à l’onctueux aliment systématiquement associé à l’étroit pays où Largeur.com a ses quartiers.

«Merci pour le chocolat» se passe donc en Suisse, à Lausanne. Son héroïne Mika (sublime Isabelle Huppert) y gère une fabrique de chocolat qu’elle a héritée. Le film commence au moment où elle se remarie avec le pianiste André Polonsky (Jacques Dutronc, parfait d’effacement).

A la faveur d’une photo du mariage publiée dans le journal, une jeune et jolie Jeanne apprend qu’elle aurait pu être échangée, au moment de sa naissance, avec le fils de Polonsky. Pour en avoir le cœur net, elle ira jusqu’à s’immiscer dans l’intimité de cette famille bourgeoise où on l’accueille chaleureusement… Et où on lui sert l’inimitable chocolat chaud dont Mika abreuve les siens.

«Merci pour le chocolat» est un délicieux Chabrol, bien meilleur que le précédent. Mais les raisons en sont troubles, car le film déjoue les attentes de manière singulière. Est-ce un policier? On y cache certes un crime presque parfait et un assassin, mais personne ne cherche vraiment le coupable et la solution de l’énigme apparaît tôt dans le film.

Un thriller? On tremble pendant les deux minutes et demi d’un trajet en voiture qui se termine par un crash et on ne peut se départir d’un vague sentiment de malaise, mais c’est bien court pour un thriller. Drame psychologique? Nous sommes certes en présence de personnages évanescents comme le cinéma français les affectionne, mais ils gardent une large part d’ombre et leurs motivations demeurent confuses.

Enfin, le titre ironiquement bonhomme ainsi qu’une pincée de répliques lâchées avec une candeur magnifique ne permettent pas de classer le dernier Chabrol au rayon des comédies.

Qu’est-ce donc que cet objet cinématographique difficilement identifiable? Un film, justement, dont le charme émane de ce qu’il effleure et qu’il n’est pas. Une œuvre épurée de tout ce qui pourrait la distraire de sa nature filmique, qui recentre l’attention du spectateur sur son ton feutré, sur ses mouvements de caméra toujours légèrement décalés, sur un scénario à peine ébauché qui tait plus qu’il ne révèle, sur des sons aussi, plutôt étouffés et mornes (on est en Suisse), sauf quand le piano vient envahir l’espace sonore, rappelant que le cinéma peut aussi être musique.

«Merci pour le chocolat» pourrait presque se résumer à son atmosphère de torpeur; il y est beaucoup question de somnifères et nous sommes dans un pays réputé pour son impavidité. Une torpeur qui lui donne son tempo intriguant, son ton particulier, mais une torpeur inquiète pourtant.

Car le film est aussi rempli de ces petits «riens» qui suscitent la perplexité. Par exemple l’omniprésence des boissons de toutes sortes dans le scénario. Ou la maladresse feinte de Mika qui essuie à deux reprises un thermos taché de liquide. Ou encore le nom de cette héroïne ambiguë: Mika est le diminutif de Marie-Claire, mais c’est aussi un son à mi-chemin entre Milka (comment ne pas relever l’analogie?) et «amica», l’amie.

Cette ambivalence semble à l’image de cette femme trop gentille et «amicale» qui confesse ne pouvoir s’empêcher de «faire le mal». Il faut la voir dans son châle étalé sur le divan comme une araignée au milieu de sa toile… Aussi concret qu’immatériel, «Merci pour le chocolat» est un film difficile à décrire. On ne peut que vous inciter à aller l’«expérimenter».