LATITUDES

«J’ai été captivé par le «Journal» de Klemperer»

Victor Klemperer, intellectuel juif allemand, raconte son quotidien dans l’Allemagne hitlérienne. Gérard Delaloye émerge «captivé» du livre qui sort en français aux éditions du Seuil.

Je viens de vivre une aventure peu banale, une de ces histoires qui ne vous arrivent que deux ou trois fois dans une vie. J’ai été enlevé, pris en otage par un livre, «captivé» au sens fort du terme, celui qui veut que le captif soit privé de sa liberté par une force plus puissante que sa propre volonté. Cela m’est déjà arrivé quand j’avais 13 ou 14 ans et que, caché dans le grenier de ma tante à Martigny-Bourg, je lisais «Les Misérables». Mon curé m’avait interdit ce livre alors inscrit à l’Index de la sainte Eglise apostolique et romaine.

Cela m’est arrivé à nouveau à 19 ans quand, jeune instituteur dans le Jura bernois, j’avalais «Les Thibault» de Roger Martin du Gard: j’étais étonné en sortant de ma chambre pour aller tenir ma classe à l’école de Péry de ne pas entendre tonner le canon en-dessous du village.

Deux décennies plus tard, j’ai encore vécu une découverte de cette intensité en lisant «Vie et Destin» de Vassili Grossman, somptueux roman fleuve construit autour de la Volga et de la bataille de Stalingrad et, surtout, du choc des deux totalitarismes contemporains, le nazisme et le stalinisme. On ne sort pas indemne d’une telle leçon d’histoire: quelques années après avoir vécu le roman, je suis parti à Stalingrad (devenue Volgograd en 1961) voir sur place à quoi ressemblait cette fameuse steppe, grande dévoreuse de divisions blindées. J’ai vu, cela valait la peine d’être vu.

Mais ces émotions sur fond de guerres et de révolutions étaient romanesques. Ce qui vient de m’arriver relève du réel ou présente du moins toutes les garanties de la réalité immédiate puisqu’il s’agit de la lecture d’un journal. En effet, au cours de ces six ou sept dernières semaines, mon existence a tourné autour de la lecture du «Journal» de Victor Klemperer dont la traduction française vient de paraître aux Editions du Seuil.

Pour camper le protagoniste, je dirai seulement que Klemperer, né juif allemand en 1881 en Silésie (aujourd’hui en Pologne), s’est marié en 1904 avec une pianiste protestante allemande de Koenigsberg (aujourd’hui Kaliningrad en Russie). Il s’est converti au luthéranisme la même année avant de commencer une carrière de prof de lettres spécialisé dans le XVIIIe siècle français, carrière qui se déroulera pour l’essentiel dans la ville de Dresde.

En 1933, il a 52 ans. La tornade nazie s’abat sur le pays et lui impose violemment un retour à une judéité qu’il avait somme toute toujours rejetée. Il s’était revendiqué Allemand dès son âge de raison et en avait payé le prix en combattant pendant la première guerre mondiale. Commence alors une vie de persécution dont on ne peut avoir aucune idée aujourd’hui, que l’on a bien de la peine à imaginer dans toute sa barbarie en plein XXe siècle au coeur d’un des pays à la civilisation en principe la plus développée de la planète.

Et pourtant le statut de Klemperer n’est de loin pas le pire qui existe dans l’Allemagne hitlérienne. Son couple est mixte: la germanité (les nazis disaient : l’aryanité) de la femme protège un peu le mari, alors même qu’elle est rejetée par ses «frères» aryens et traitée de truie et de pute parce qu’elle couche avec un Juif. Oui, vraiment traitée de truie, insultée dans la rue, interpellée par les gestapistes, moquée par les adolescents des Jeunesses hitlériennes

Je l’ai dit, Klemperer était un lettreux, un rat de bibliothèque, un intellectuel qui passait son temps à couper en quatre les cheveux des autres. Il avait aussi, depuis son plus jeune âge, une manie: tenir son journal. Dès ses vingt ans, il prend l’habitude de noter au jour le jour ce qui lui arrive.

Quand Hitler accède au pouvoir, il ne renonce pas à son habitude. Au contraire, il se fait un point d’honneur de tout noter, de rapporter sur le papier les détails de la vie quotidienne, ses pensées, conversations, hésitations, angoisses, colères, son dégoût, les humiliations supportées, les lâchetés observées.

Comme son expérience de diariste était vieille de déjà trente ans, il maniait la plume avec une virtuosité exceptionnelle. Les détails les plus triviaux de l’existence prennent sous la plume de Victor Klemperer une densité apocalyptique. La force et l’intensité de la vie qu’il déroule matin, midi et soir sous nos yeux sont telles que je défie quiconque d’en lire quelques dizaines de pages sans se laisser happer par le désir un peu morbide et masochiste de connaître la suite.

Au début septembre, j’en ai lu deux ou trois cent pages pour faire un compte-rendu dans «dimanche-ch». Je pensais m’en tenir là. Erreur! Je n’ai plus pu décrocher et, maintenant que j’ai lu les 1500 pages qui suivent, j’en suis encore complètement sonné. Je n’avais qu’une hâte, replonger dans les vicissitudes quotidiennes de cet homme dont le mode de vie, le caractère, les ambitions n’avaient à priori rien pour me plaire. Cette existence partagée avec une femme et des livres me renvoyait l’image d’un homme qui, agissant en d’autres lieux, en d’autres temps, un peu comme moi j’ai fait ma vie, a été rattrapé par l’Histoire. Et quelle Histoire ! Celle imposée au monde par la folie antisémite d’un homme, Adolf Hitler.

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Le «Journal» de Victor Klemperer est publié aux Editions du Seuil.

Vol. I: «Mes soldats de papier» Journal 1933-1941, traduit de l’allemand par Ghislain Riccardi, 792 pages.

Vol. II: «Je veux témoigner jusqu’au bout» Journal 1942-1945, traduit de l’allemand par Ghislain Riccardi, Michèle Kiintz-Tailleur et Jean Tailleur.

Prochain article: L’insupportable gradation de l’antisémitisme vécu par Klemperer. A lire ici.