Non, ce n’est pas un mélo, pas plus qu’une comédie musicale. C’est un film qui donne le cinéma à entendre. Surtout quand Björk laisse tomber ses grosses lunettes.
Il faudrait être sourd pour ne pas le savoir: le dernier film de Lars von Trier sort enfin sur les écrans, cinq mois après avoir raflé deux récompenses à Cannes. Et c’est un gros mélo, ce qui n’est pas pour déplaire aux journalistes en mal de titraille spirituelle (la Palme du genre revenant au «Mélo à bouillir» de Libé, évidemment).
Mais on devrait se méfier de ce genre d’évidences assénées de manière unanime. Non, «Dancer in the Dark» n’est pas un mélo. Pas plus qu’une comédie musicale. Pourtant, me direz-vous, certains spectateurs sortent de la salle les yeux rougis, tandis que Björk, l’électro-diva islandaise, chante et danse de nombreuses séquences…
Ce qui fait la beauté et l’émotion très particulière de ce film, c’est qu’il n’est pas là où il prétend être. Prenez le personnage qui a valu à Björk sa Palme de meilleure actrice: Selma, ouvrière tchèque émigrée aux Etats-Unis, est en train de devenir aveugle et trime sec afin de pouvoir payer une opération à son fils avant qu’il ne subisse le même sort. Cette histoire semble ressortir du mélodrame.
D’ailleurs, l’enchaînement des événements qui conduiront Selma à donner sa vie en offrande à son rejeton tire des torrents de larmes aux personnages eux-mêmes. Certes. Mais cet acharnement de la fatalité, trop obstiné pour être vraisemblable, tend davantage vers l’épure tragique que vers le drame anecdotique.
Quant à la nature particulière de Selma, qui dissimule (par fierté? par naïveté?) et ne vit que pour se sacrifier, elle empêche une véritable identification du spectateur, ressort essentiel de tout mélodrame.
Tout ça pour dire que le scénario en soi n’a pas de véritable intérêt. On aura remarqué qu’il reprend le sujet de «Breaking the Waves» quasiment à l’identique: une figure de femme se sacrifie pour un de ses proches et tient le coup en se réfugiant dans un ailleurs métaphysique. Bess parle à Dieu, Selma se projette dans une comédie musicale.
Et c’est dans ce dernier détail que réside l’intérêt du film, dans son glissement vers cet «ailleurs» qui le rend «autre».
On pourra intenter tous les procès d’intention qu’on veut à Lars von Trier, parler de sa fascination pour le pouvoir manipulateur du cinéma, de son obsession sadique consistant à montrer des figures de victimes absolues toujours féminines et enlaidies, sur sa naïveté catho qui l’incite à vanter le sacrifice et à croire aux miracles.
Ce qu’on ne pourra lui dénier, c’est une invention formelle vertigineuse qui repose sur des principes d’une simplicité confondante. Et sa capacité à faire naître l’émotion la plus brute de cette virtuosité formelle bien plus que de son scénario.
«Dancer in the Dark» a été réalisé comme un film dogma standard, avec son gros grain de caméra numérique et ses cadrages «essuie-glace». Sauf quand Selma s’évade dans le monde de la comédie musicale où des ménagères blondes dansent dans de vertes prairies. Là, von Trier utilise un montage de plans captés par 100 caméscopes répartis tout autour de l’espace de jeu.
On ne saurait mieux signifier le passage d’une vision subjective et «réelle» à une vision fantasmée, quand Selma littéralement «sort d’elle même» pour se regarder dans la peau d’un de ces personnages de «musical» qu’elle aime tant. «Regarder» est le mot juste, car elle laisse alors tomber ses grosses lunettes. Elle n’en a plus besoin, son oreille lui sert d’œil.
A mesure que le film avance, le réalisateur danois s’échine à faire passer une émotion pure à travers d’autres sens que la vue. L’une des plus belles scènes montre ainsi Kathie, l’amie de Selma (Deneuve, sublime), reproduire les danses d’un film de Busby Berkeley avec ses doigts sur la main de Selma, qui ne voit pas l’image sur l’écran. Plus encore que le toucher, l’ouïe est sans cesse sollicitée, car Selma gobe tous les bruits qu’elle entend pour les transformer en musique intérieure.
De ce procédé, Björk fait son miel. Elle nous concocte de splendides chansons en mêlant l’âpreté samplée d’une musique «concrète» (les machines de l’usine, le roulement du train) à la douceur de grandes envolées symphoniques, hommage évident à la comédie musicale façon Rodgers & Hammerstein (leur fameuse «Mélodie du bonheur» est d’ailleurs mise en abyme).
L’hommage au «musical» classique est d’ailleurs récurrent, puisque Selma et Kathie répètent une version amateur de cette «Mélodie» au titre ironique, qu’elles dévorent des films de Berkeley, que l’acteur Joel Grey (l’inquiétant maître de cérémonie de «Cabaret») fait une apparition et que la silhouette de Deneuve continue d’être associée aux films chromo-musicaux de Jacques Demy. Mais on reste dans le domaine de la «référence à».
«Dancer in the Dark» n’est pas une véritable comédie musicale car les personnages ne se mettent jamais à danser spontanément dans le cours de l’intrigue; et les chansons demeurent dans les limites bien circonscrites du rêve. Le film louvoie de manière fascinante entre la comédie musicale et l’hagiographie dogma, entre le mélo et la tragédie…
Et si les bruits du quotidien servent de tremplin au rêve lyrique, l’horreur du pénitencier où l’on enferme Selma ne provient pas de l’incarcération en tant que telle, mais du silence clinique qui règne dans le couloir de la mort. La délivrance, ce sera la marche au supplice. Car alors, le bruit fatal des 104 derniers pas permettra de renouer avec le fantasme musical. Et c’est au moment de la mise à mort que le miracle s’accomplit.
«Dancer in the Dark» devient alors une comédie musicale dans le sens plein du terme: une mélodie nue s’échappe des lèvres de Selma. Ce n’est qu’au moment de sa mort qu’elle devient un personnage réellement chantant. Le dernier plan sera muet, antinomie parfaite de la première séquence du film, écran noir de 3 minutes 38 qui laisse place à une solennelle ouverture musicale.
Le cinéma? Lars von Trier est le premier qui nous le donne à entendre. Comme disait un autre Danois célèbre: le reste n’est que silence.
