Dans le ciel d’Iran, on aperçoit parfois des satellites qui scintillent. Mais pour recevoir leurs programmes au sol, il faut d’abord trouver une antenne, discrètement. Et l’installer, discrètement. Romain l’a fait.
Cela faisait des semaines que la parabole traînait au garage. Immense et encombrante, avec toutes sortes de tubes métalliques pour la fixer et sûrement des vis qui manquaient. Une amie me l’avait prêtée, qui n’osait plus l’utiliser.
Hier soir, lassé par la monotonie des chaînes iraniennes, j’ai composé le numéro d’un installateur clandestin d’antennes satellite.
Le type est arrivé à midi, les yeux brillants comme ceux d’un contrebandier. Il portait le récepteur et quinze mètres de câble sous le bras, le tout racheté bon marché à des Iraniens fatigués de craindre les Komiteh, ces serviteurs zélés du régime toujours à l’affût d’une parabole, d’une fête alcoolisée, mixte ou occidentale.
Stupeur en arrivant sur le toit: l’endroit était déjà bourré d’antennes interdites. L’installateur a goûté leur direction plein sud d’un oeil expert et lâché: «Tes voisins regardent les chaînes turques.»
Comme rien ne peut se faire en douce en Iran, les locataires des huit appartements de la maison n’ont pas tardé à affluer sur le toit. Ils étaient tous là, la famille cool d’en face qui écoute toujours de la musique pop, mais aussi le barbu du premier, qui dit à peine bonjour et qui baisse les yeux quand ma femme oublie de mettre son voile dans les escaliers.
Face à l’érudition satellitaire des voisins, mon installateur commençait à faire pâle figure. Appuyés à la cheminée, ils discouraient sur les géostationnaires asiatiques à 13 degrés sud-est et le dernier capteur LNB de signal à double filtre. Quant au malheureux prétendu spécialiste, il avait oublié la moitié de ses outils et n’arrivait pas, après une heure de réglages, à faire apparaître la moindre image sur mon téléviseur. «Qu’à cela ne tienne, ont décrété les voisins. Allons chercher l’ingénieur!»
L’ingénieur a 17 ans, il habite au premier et passe ses journées au coin de la rue, en short (c’est aussi interdit par les Komiteh), à lancer un ballon vers un panier marqué UCLA.
Arrivé sur le toit, il a aussitôt diagnostiqué une courbure trop forte de mon antenne pour le satellite européen que je visais au nord-ouest. «Hey, man, ton dish (néologisme persan) est fait pour les chaînes US!» Sourires attendris des voisins. En fait, ce qui les retenait sur ce toit brûlant, c’était l’espoir de brancher un câble sur ma grande parabole.
C’est à ce moment qu’est apparu le mollah. Un vrai mollah, avec barbe, cafetan et turban, qui avait insisté pour venir parler politique chez moi afin de ne pas éveiller de soupçons au boulot. On avait rendez-vous à deux heures, j’avais oublié, il m’avait cherché partout et trouvé… sur le toit.
Entre les mollah et les Komiteh, la différence, souvent, n’est que vestimentaire. D’où la panique générale des voisins, qui zig-zaguent entre les paraboles pour atteindre la cheminée et se cacher derrière. Le mollah comprend vite la situation. Pour les rassurer, il se lance dans une critique vitriolée du régime (ces salauds de conservateurs monopolistes qui tentent d’étouffer le président Khatami, de destituer le ministre de la Culture, d’emprisonner les libres penseurs).
Peu à peu, le mollah gagne la confiance des voisins. C’est qu’il y a les bons et les mauvais mollah, ceux qui s’accrochent au pouvoir et les autres.
La suite s’est bien passée: devant l’installateur ahuri et le mollah bienveillant, les voisins m’ont offert une parabole moins cintrée et se sont partagé la mienne, aussitôt rattachée à une demi-douzaine de câbles.
En redescendant les escaliers, une voisine, la cinquantaine bien enveloppée, a insisté pour que j’entre chez elle. Elle m’a traîné jusqu’à la chambre à coucher et s’est campée, très fière, dans l’encadrement de la porte. Sa parabole était installée devant la fenêtre, sur la descente de lit. La meilleure solution, à son avis. Comme la vitre perturbe le signal, elle a remplacé le carreau par une feuille de plastique.
«Je gèle un peu en hiver, dit-elle (il peut faire moins 10 à Téhéran). Mais quand il y a du vent, le capteur ne bouge pas d’un millimètre.»
Sur l’écran de la TV ondulait un peloton de nymphes turques en tenue moulante. Relax, le chanteur moustachu traversait l’écran de temps en temps, dans une Ferrari blanche et or. Et la voisine de soupirer: «L’Iran était exactement comme ça, avant la Révolution.»
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Romain est journaliste, en poste à Téhéran
