Ce pourrait être un docu-vérité sur l’insoutenable violence de Medellin, ses gangs de tueurs pré-pubères, ses enfants sniffant de la colle, ses familles calfeutrées dans des bouges. Ce pourrait être un brûlot pédophile, où l’on voit un écrivain d’âge mûr enchaîner les bons coups avec des mineurs. «La vierge des tueurs» montre bien cela, mais raconte tout autre chose.
Le dernier film de Barbet Schroeder se présente comme l’adaptation d’une nouvelle de Fernando Vallejo, rien de plus, rien de moins. Tourné à Medellin dans une insécurité totale, à coup de plans volés par la caméra numérique et avec de jeunes comédiens amateurs eux-mêmes mêlés aux tueries qui déciment toute une catégorie de la population de moins de 20 ans, ce film est un vrai objet artistique, qui n’entend pas dénoncer, qui n’entend pas agresser, qui n’entend pas édifier. Juste raconter avec cette grâce douloureuse propre aux poètes.
Auteur de films aussi différents que «More» avec Pink Floyd, «JF cherche appartement», «Barfly» d’après Bukowski et «Le mystère von Bülow», Barbet Schroeder a également été le producteur d’Eric Rohmer. Il a toujours fait preuve d’une grande liberté dans le choix de ses sujets.
Or donc, «La vierge des tueurs», son dernier film, commence au moment où l’écrivain Fernando Vallejo retourne en Colombie, pays de son enfance qu’il n’a plus revu depuis des décennies et qu’il regagne, croit-on comprendre, pour pouvoir y mourir. Mais son errante oisiveté sera interrompue par l’étrange histoire d’amour qui va le lier à Alexis, jeune tueur de 16 ans qu’il a rencontré dans une maison de rendez-vous. Nulle volonté de provoquer ou de choquer: Alexis dit aimer les hommes et s’il reste avec l’écrivain, ce n’est pas par juste pour son argent – sa mort en forme d’auto-sacrifice nous le prouvera.
On pourrait gloser sur le rapport maître-élève qui se crée entre les deux amants (et faire référence à Platon par la même occasion), mais l’essentiel n’est pas là. Car Alexis, ange vierge, sans l’expérience de l’écrivain, montre à celui-ci une Medellin qu’il ne connaît pas, qu’il ne connaît plus. Il lui fait découvrir aussi une autre manière d’appréhender le monde et l’autre: quand un quidam bouscule l’écrivain, Alexis lui tire une balle à bout portant. La scène se répète, provoquant d’abord l’horreur de l’homme d’âge mûr, puis sa complice impuissance.
Quelque chose s’échange entre les deux êtres que tout sépare, quelque chose qui prend sens dans une errance dont les églises de Medellin sont autant de stations. Car si l’on tue beaucoup à Medellin, on n’en vénère pas moins la vierge et les balles magiques.
La mort d’Alexis à mi-parcours marque une rupture importante. Dans le cours du récit mais aussi dans la nature du film: de promenade sans fin et sans but, le voilà qui se teinte de mélodrame. Quand Vallejo rencontre un autre garçon du même acabit dont il tombe aussi amoureux, lorsqu’il apprend qu’il s’agit du meurtrier d’Alexis, le film vire presque à la tragédie dans le sens antique du terme…
Mais ce sera pour mieux bifurquer encore une fois en ses dernières scènes. On pense alors au modèle si souvent cité de «Vertigo» d’Alfred Hitchcock, sa rupture brutale en cours de route, son histoire d’amour redoublée selon la règle du «déjà vu», son jeu sur la répétition du différent ou l’altération du même, ce qui est presque pareil…
Au-delà de la structure, Schroeder a une manière de filmer les jeunes acteurs sans commisération libidineuse, mais avec une fascination d’autant moins crédule que le texte qu’ils débitent semble en contradiction avec leur gueule d’amour… Une manière de filmer d’une concision parfaite, quand l’écrivain se répand en longs propos ironiques et référentiels.
Entre la virginité du tueur et la culpabilité de l’écrivain, une rencontre improbable et bouleversante a lieu, l’espace d’un instant, l’espace d’un film. C’est la beauté du geste de Schroeder que d’avoir poursuivi cet instant fugace plutôt que de chimériques causes ou messages qui auraient rendus son film «bien-pensant-compatible», mais l’aurait vidé de ce qui fait sa force: une poésie brute et sans complaisance.
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«La vierge des tueurs», de Barber Schroeder, actuellement sur les écrans.