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Pour vingt balles, t’as rien

Que nous apprend le nouveau billet de banque mis en circulation? Que la Suisse est un pays de culture et de papillons, que le soleil s’y lève tous les jours. Et qu’il faudra bien se débrouiller avec ça.

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La principale fonction d’un nouveau billet de banque n’est-elle pas d’essuyer la critique? Chacun, en tout cas, adore trouver à y redire. Chaque fois. Avec celui de 20 francs qui nous arrive, il n’y a même pas besoin de se forcer.

Qu’y voit-on? Des papillons, le festival de Locarno, un prisme de lumière, un globe terrestre. Autant dire pas grand-chose ou, au contraire, beaucoup trop. En plus d’une couleur hasardeuse — un rouge qui n’ose pas vraiment être rouge, qui flirte avec la fadeur de l’orange, qui sent le mercurochrome –, cette coupure-là paraît avoir la symbolique bien légère. Ou beaucoup trop lourde, ce qui revient à peu près au même.

Locarno, bon, bof. Festival innovant, curieux, inventif, qui s’est quand même transformé au fil des années en raout mondain de la culture officielle, autosatisfaite et fédérale. A force de boire du champagne, le léopard s’est enroué, il ne rugit plus, il miaule. Pire, il ronronne.

Ce qui lui vaut sans doute aujourd’hui cet hommage de la BNS. Comme pour affirmer que la culture n’est plus vraiment la culture, mais un prétexte à remplir les agendas, meubler les week-ends, faire des rencontres dites enrichissantes et de jolis petits voyages au soleil. Bref, rien que du loisir, rien que du jeu de société. Ce qui n’a rien de déshonorant, bien sûr, mais rien non plus de très ambitieux.

Laissons la lumière et le globe, symboles d’une ampleur telle qu’ils ne peuvent plus signifier grand-chose, en tout cas sur un billet de banque. Sinon que l’on n’a rien à dire, rien à montrer, rien à mettre en valeur, sauf la terre entière, c’est dire nulle part, et la lumière, source de tout, ce qui fait beaucoup pour un fafiot. Fût-il suisse.

On dira, il y a quand même les papillons. Ah, les papillons. Certes, mais desquels s’agit-il? Ceux de Nabokov, peut-être? Lui qui savait faire la vraie part des choses: «Mes plaisirs, confessait-il, sont les plus intenses que puisse connaître l’homme: écrire et chasser le papillon.»

Ou plutôt celui de Tchouang-tseu, qui rêva d’un papillon mais ne sut plus bien s’il n’était pas plutôt un papillon qui rêvait de Tchouang-tseu? Fable pénétrante dont le bouddhisme puis Borges allaient plus tard faire leur miel.

Nous voilà loin de la Suisse, même si Nabokov et Borges y ont résidé et y sont même enterrés. Dans ce beau pays où, pour en revenir à nos lépidoptères, on rencontre surtout désormais des papillons blancs qui, paraît-il, résisteraient mieux que les autres aux pesticides.

Le voilà peut être notre vrai symbole: le papillon blanc. Comme un drapeau timoré, une croix qui rappellerait l’hôpital ou encore le service militaire plutôt que la transcendance.

A moins que, quand même, comme chez les Grecs — les vrais, ceux de l’Antiquité — les papillons de la BNS n’aient la formidable ambition de symboliser l’âme. Oui, l’âme. Sur un billet de banque. Que l’argent n’ait pas d’odeur, on le savait, qu’il soit doté d’une âme, on l’apprend. La révélation est de taille. Le doute s’insinuerait presque.

On serait tenté, à ce stade, de privilégier l’hypothèse de l’Asie, où le papillon figure la joie et l’amour. Avant de concéder que ce ne sont pas là des qualités typiquement financières, ni même particulièrement helvétiques.

Restent heureusement les Aztèques, qui associaient, eux, le papillon à Xochiquetzal, déesse «des fleurs, de la fertilité, des jeux, de la danse et de l’agriculture». Ce qui fait beaucoup de boulot, même pour une déesse. Néanmoins, on se sent là en terrain un peu plus connu. Surtout s’agissant de l’agriculture.

Soyons juste: un billet de banque, même ce vilain nouveau machin de 20 francs, en dira toujours plus long et plus juste qu’une carte de crédit ultra plate.