TECHNOPHILE

Start-up, la méthode russe

Brillante nation scientifique, la Russie a vu émerger une multitude de nouvelles entreprises technologiques depuis la fin des années 2000. Sélection.

L’innovation russe s’appuie sur une ressource inestimable: plusieurs siècles de découvertes scientifiques et techniques de premier plan. Même si le système scientifique russe a connu des turbulences et subi le départ de nombreux chercheurs après la fin de l’Union soviétique, «les nouvelles entreprises trouvent leurs racines dans cette longue tradition», souligne Adrien Henni, le rédacteur en chef du magazine online East-West Digital News. «La Russie compte parmi les meilleurs développeurs et ingénieurs au monde», ajoute Julien Nicolas, responsable de la communication de l’accélérateur de start-up NUMA Moscow.

Depuis la fin des années 2000, la Russie a vu émerger des milliers de start-up actives en grande majorité dans les technologies de l’information, mais aussi dans les domaines de l’aérospatial, de l’énergie ou du biomédical. Moscou compte environ 3’000 start-up technologiques, selon le classement Global Startup Ecosystem Ranking 2015 de la société américaine Compass.

Des incubateurs ont vu le jour, notamment autour des universités. Soucieux de diversifier une économie très dépendante de l’exportation de matières premières, le gouvernement a injecté d’importants montants dans l’écosystème. Ces développements ont éveillé l’intérêt d’accélérateurs et de compétitions de start-up étrangers comme MassChallenge, Seedstars World et NUMA. «Le paysage russe de l’innovation a évolué de manière spectaculaire ces cinq dernières années», indique Pekka Viljakainen, un conseiller finlandais pour le parc technologique Skolkovo, un immense projet du gouvernement pour doper l’innovation.

Et la tendance ne concerne pas que la capitale. «Elle se développe à travers toute la Russie», poursuit Pekka Viljakainen. C’est le cas notamment autour des Naukograd, les «villes scientifiques» de l’ère soviétique où évoluaient des milliers de physiciens, chimistes et mathématiciens. Aujourd’hui, Novossibirsk, Tomsk ou encore Kazan constituent des hubs régionaux incontournables.

Le phénomène n’est pas très visible hors du pays. «Une majorité de start-up restent focalisées sur le marché domestique», note Adrien Henni. Depuis le début de la crise économique russe — le pays souffre de la chute des prix du pétrole, des sanctions occidentales suite à l’annexion de la Crimée et de la dévaluation du rouble — de nombreux créateurs d’entreprises russes se sont exilés pour monter leur projet. «On estime qu’environ 1’000 start-up ont été créées par des Russes aux Etats-Unis depuis un an et demi. Dans un climat qui frôle parfois l’hystérie, beaucoup se montrent très discrets sur leur origine.»

Autre effet de la crise, l’afflux de fonds, surtout de l’étranger, a connu un coup d’arrêt. Mais pour Pekka Viljakainen, ces difficultés ont aussi un impact positif. «Elles poussent des jeunes gens talentueux à lancer leur propre projet pour gagner un peu plus d’argent et forcent les grandes entreprises à acquérir de nouvelles technologies et à s’intéresser aux start-up.»
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QUATRE INITIATIVES RUSSES À LA PORTÉE INTERNATIONALE

Messagerie cryptée

Lancée fin 2013, l’application de messagerie instantanée Telegram a connu un développement fulgurant. Au printemps 2016, elle comptait 100 millions d’utilisateurs par mois dans 200 pays et 15 milliards de messages quotidiens. Elle annonçait par ailleurs 350’000 nouveaux clients par jour.

La particularité de Telegram? Elle permet d’envoyer des messages chiffrés qui ne sont pas stockés sur ses serveurs. Pavel Dourov, le fondateur du «Facebook russe» Vkontakte (380 millions d’utilisateurs), se trouve à l’origine du projet. C’est son frère Nikolai, mathématicien et programmateur, qui en a élaboré le protocole de chiffrement. Fervent défenseur de la protection de la vie privée désormais installé à l’étranger, Pavel Dourov souhaitait développer un moyen de communiquer hors du regard du pouvoir russe, qui l’avait pris pour cible.

Les tentatives de censure des gouvernements contribuent fortement à la popularité du service. En Iran, environ un quart de la population l’utilise. Après les attentats de Paris, Telegram a par ailleurs été accusé d’être un repaire de djihadistes. «Une publicité supplémentaire, constate Adrien Henni, d’East-West Digital News. Beaucoup de gens ont par la suite téléchargé l’application par curiosité.»
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E-commerce pour tous

Ecwid propose aux entreprises d’ajouter un shop en ligne à leur site internet, à leur plateforme mobile ou à leur page sur un réseau social, en mettant l’accent sur la simplicité et la rapidité. Cette solution, qui s’adresse en premier lieu aux PME qui n’ont pas beaucoup de moyens ou de connaissance dans le domaine du e-commerce, a séduit plus d’un million de marchands dans 175 pays. Elle est disponible dans 50 langues et affiche des partenariats avec Facebook, Paypal ou encore eBay.

La start-up a vu le jour en 2009 à Oulianovsk, une ville à plus de 500 kilomètres de Moscou surtout connue pour être le lieu de naissance de Lénine. Son fondateur, Ruslan Fazlyev, passionné de programmation depuis l’enfance, a étudié les technologies de l’information à l’université technique locale. Ecwid n’est pas la seule entreprise à son actif. En 2000, à l’âge de 20 ans, il a créé X-Cart, la première plateforme de e-commerce en langage PHP au monde. Il est aussi à l’origine de l’opérateur régional de télécommunications SimCom.

Avec des bureaux à Oulianovsk et près de San Diego, en Californie, Ecwid fait partie des entreprises qui gardent de solides racines en Russie mais ont réussi leur internationalisation. La société emploie plus de 100 personnes.
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Reconnaissance faciale intelligente

VisionLabs a développé une technologie de reconnaissance faciale basée sur la vision artificielle (computer vision) et l’apprentissage profond (deep learning). Fondée en 2012, elle est installée dans le parc technologique moscovite de Skolkovo et s’est distinguée dans plusieurs compétitions internationales. Les compétences de la start-up ont même été reconnues par Facebook et Google. Au mois de juin dernier, les deux géants américains l’ont choisie pour créer une nouvelle plateforme open source de vision par ordinateur.

Le principal programme de VisionLabs permet à une entreprise de reconnaître ses clients sur la base d’une photo ou d’une vidéo. Il s’adresse aux banques et aux chaînes de magasins à des fins d’identification et de sécurité. Un autre de ses produits lie reconnaissance faciale et historique d’achat online. Les magasins peuvent ainsi construire des profils de leur clientèle et faire des propositions personnalisées.

Selon le fonds de capital-risque Sistema Venture Capital, qui a investi dans la start-up, VisionLabs offre aussi des applications potentielles dans les domaines de l’internet des objets, de la médecine, des transports ou encore de la réalité virtuelle.
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Satellites low cost

La start-up Dauria Aerospace, fondée en 2012, est la première entreprise spatiale russe entièrement en mains privées. Son créneau? Le développement et la fabrication de petits satellites low cost à des fins d’observation terrestre et de communication.

La start-up puise dans les compétences des institutions qui ont historiquement dominé le secteur en Russie. Trois de ses satellites se trouvent actuellement en orbite. Deux autres appareils ont passé l’étape des vols tests, et quatre plateformes supplémentaires se trouvent en phase de développement. Dauria Aerospace affiche des commandes pour un montant de 300 millions de dollars.

Face à la crise politique entre la Russie et l’Occident, l’entreprise a dû revoir son fonctionnement. En 2015, elle a fermé ses bureaux en Europe et aux Etats-Unis pour concentrer ses activités à Moscou. La même année a toutefois été marquée par un nouveau partenariat d’envergure: le fonds chinois Cybernaut a investi 70 millions pour la création de 10 satellites destinés à monitorer les activités des 100 plus grandes villes du monde, un projet baptisé «Urban Observer».
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DATA

17,1 millions de km2
Superficie de la Russie

143,5 millions
Population du pays

7,2%
Taux de travailleurs indépendants

9’289 km
Longueur du Transsibérien, la ligne de train la plus longue au monde

1957
Lancement de Spoutnik, premier satellite en orbite

1961
Youri Gagarine, premier homme dans l’espace

1984
Conception du jeu vidéo Tetris

2004
Découverte du graphène par des chercheurs russes

2010
Andrey Ternovskiy, 17 ans, crée le site Chatroulette
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Une version de cet article est parue dans le magazine Technologist (no 11).

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