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Un rapport individualisé à la nuit

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La nuit est une expérience angoissante pour certains, synonyme de fête ou encore de travail pour d’autres.
Un boulanger, un comédien, un chanteur de métal, un psychanalyste et une spéléologue nous livrent leur côté obscur.

«Il faut avoir de la sympathie pour la nuit»

Thémélis Diamantis, 55 ans, psychanalyste

Deux nuits s’offrent à l’individu. L’une externe, c’est le phénomène naturel, l’autre interne ou intime: «C’est la partie sombre de notre psychisme, celle qui nous est familière et étrangère en même temps, explique Thémélis Diamantis, psychanalyste exerçant depuis vingt-cinq ans dans un cabinet situé aux abords de la Cathédrale de Lausanne. Comme les animaux nocturnes émergeant au crépuscule, certaines représentations inconscientes ont besoin d’une obscurité analogue pour se manifester.»

«Sur le divan, souvent le patient ferme les yeux et se plonge dans son monde intérieur.» Cette nuit devient alors un espace de travail, un moment privilégié comme celui au cours duquel se produisent les rêves durant le sommeil. La parole y cherche son chemin et sa lumière propres. De jour, nos sens sont sollicités en permanence par le monde environnant. «Notre regard se tourne constamment vers l’extérieur. Or, il est nécessaire de savoir également le diriger vers soi, vers cette nuit qui nous habite, là où surgissent les profondeurs.»

La nuit prête son rythme à celui de l’analyse: «Même à 14 heures, si je suis avec un patient, la temporalité bascule. Les phrases peuvent rester en suspens… et ne pas se terminer. C’est le temps de la pensée, un temps plus long. D’ailleurs, dans l’Antiquité, les Grecs associaient la sagesse au hibou. L’oiseau qui s’envole à la tombée du jour.» La mode des nuits miniatures laisse le psychanalyste perplexe. «Les heures de sommeil ne doivent pas être envisagées comme du temps perdu. Rappelons-nous d’avoir de la sympathie pour la nuit. Il faut savoir s’abandonner aux bras de Morphée.» Pour ce Grec d’origine, les heures d’obscurité révèlent une lumière particulière. Elles font voir le monde différemment.
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«Le noir absolu est une expérience incroyable»

Gabriela Genoux, 48 ans, spéléologue et présidente de la Société Suisse de spéléologie

«L’obscurité totale est la seule constante présente dans toutes les grottes.» Gabriela Genoux arpente le patrimoine souterrain de la Suisse à l’Australie depuis près de trente ans. Petite déjà, cette Emmentaloise s’interrogeait sur les indications à l’entrée des gouffres lors de balades avec ses parents. Elle apprendra plus tard qu’il s’agit des coordonnées pour les géolocaliser sur une carte. La rencontre avec son mari, un passionné, scellera son amour de la spéléologie. Un monde mystérieux synonyme de quiétude: «Lorsque j’éteins ma lampe frontale, j’entre dans l’obscurité totale et je me sens apaisée. Je m’arrange toujours pour me retrouver seule un instant et savourer cette expérience incroyable. Celle du noir absolu.» Une sensation inexistante en surface, même au cœur de la nuit la plus sombre.

L’exploration des sous-sols mêle science, sport, technique et contemplation. Une activité hors du temps et hors de tout repère. «Notre œil met quelques minutes à voir le noir total. Lors des initiations, les participants découvrent l’obscurité. Il est impossible de s’y repérer et nous pouvons même perdre l’équilibre.» Si plus rien ne s’offre à la lumière, le calme ne règne pas sous terre: «Le silence absolu n’existe pas. Les grottes sont creusées par la force de l’eau. Une puissance est toujours palpable au travers des failles où s’immisce l’air.»

Aucune angoisse n’altère la passion de la troglodyte: «Je n’ai jamais eu peur. Et en spéléo, nous ne sommes jamais seuls, c’est la règle.» Même si le risque plane au-dessus des casques, elle n’y pense pas. «Je ressens une admiration pour ces structures millénaires. Les grottes sont belles, même avec de la glaise jusqu’aux oreilles! Il y a toujours quelque chose à contempler. Les parois se transforment au gré des ombres.»
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«Les métalleux sont très chous»

Joshua Orsi, 26 ans, chanteur du groupe de métal Promethee

«Je dissocie le sommeil de la nuit. L’un me plonge dans l’angoisse, l’autre est synonyme de partage et de fête.» Joshua Orsi chante dans un groupe de métal formé il y a huit ans à Genève. Plus qu’une passion, la musique est devenue un besoin: «Dormir me fait peur, car je souffre de terreurs nocturnes depuis l’enfance. Alors une fois sur scène, je lâche tout ça. Faire du bruit et hurler, c’est thérapeutique.» La composition des paroles sert également d’exutoire aux pensées qui l’empêchent de fermer les yeux.

Si l’univers du métal rappelle les vampires et autres créatures nocturnes, la véritable nuit provient de l’intérieur: «Cette esthétique dark traduit des émotions plus sombres que l’on fait émerger au travers de notre art. C’est faux de se représenter les métalleux comme des gothiques satanistes. Ils sont très chous.» A l’image du regard noir de la Lady Lazarus tatouée sur son avant-bras, cet Irlandais d’origine s’avoue mélancolique. «Une de nos chansons, intitulée Vacant, parle de ce sentiment de détachement, d’absence que je ressens.» Et lorsqu’il veille tard, il tient à s’éveiller tôt. «Ce n’est pas parce que je vis la nuit que je sacrifie le jour. Je ne veux pas louper la journée.» C’est en tournée que le jeune homme se détache de ses craintes, quand la temporalité se tord: «Dans ces moments-là, il n’y a plus d’heures, de dates, de lieux aussi définis qu’au quotidien. Le temps institutionnel s’estompe. J’aime ce sentiment d’être hors du reste du monde.»
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«Ma nuit, c’est le son de la minuterie du four à pain»

Frédéric Roth, 48 ans,boulanger indépendant

Seules quelques marches le séparent de ses fours. Frédéric Roth les descend du mercredi au dimanche aux alentours de deux heures du matin. Le travail de nuit, ce Bernois d’origine n’y pense plus: «J’ai toujours voulu faire ce métier. A 5 ans, j’ai demandé à mon père de m’accompagner voir l’artisan d’en bas faire son pain. J’ai adoré ça. A 16 ans, je me lançais dans un apprentissage de boulanger. Cette période a été la plus difficile, car on doit dormir l’après-midi alors qu’on préférerait jouer avec les copains.» Maintenant, les nuits de sommeil de 13 heures à 17 heures sont sa norme, même si le sentiment de vivre en décalage ne s’est pas estompé.

«Un de mes plaisirs, c’est en été, lorsque j’ouvre la porte du magasin à ma vendeuse à 6h30. J’admire le soleil sur le lac. C’est magnifique. Une vraie récompense après la nuit. Quelquefois aussi, quand je prends l’air pour fuir la chaleur de la cuisine, je croise quelques fêtards. Ça me fait toujours sourire de leur souhaiter une ‹bonne nuit›.»

Durant ses jours de congé, Frédéric Roth se passionne pour les trains électriques miniatures. «Ça me déstresse. J’en profite souvent le lundi dans mon local à Gland après une grasse matinée. Mais dès le mardi soir, il faut reprendre le rythme!» Lorsqu’il pense à la nuit, un son lui vient à l’esprit: celui de la minuterie de son four à pain. «Même si c’est pénible de temps à autre, je me dis que c’est la même chose pour un chauffeur pris dans les bouchons. Ça fait partie du métier.»

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«Le tournage de nuit a quelque chose d’apaisant»

Baptiste Gilliéron,30 ans,comédien

Le comédien Baptiste Gilliéron côtoie souvent les salles de spectacle la nuit. «Au théâtre, la nuit m’évoque la représentation. La montée d’un certain stress avec le coucher du soleil.» Côté cinéma, l’acteur considère que le tournage dans l’obscurité a quelque chose d’apaisant. «La temporalité diffère de celle éprouvée durant la journée. Comme si les heures n’étaient pas habitées. Je trouve cela très agréable.» La nuit est aussi une arme de désinhibition massive: «Elle symbolise le festif, une forme d’excitation. Les gens se permettent plus de choses.»

Outil esthétique, l’obscurité autorise à tomber les masques et à promouvoir les sensations. «Dans Restons ensemble vraiment ensemble de Vincent Brayer, une création basée sur nos carnets de rêve, nous interprétions un tableau dans le noir. On se glissait sous les gradins pour toucher les chevilles des spectateurs, rigolions en courant partout. Nous voulions désorienter et effrayer un peu. Les gens criaient parfois.» Privée de la vue, la salle se focalise sur le son.

Aux yeux de cet ancien étudiant de la Manufacture Haute école des arts de la scène, la nuit représente aussi le privilège de la déconnexion. «C’est le moment de dormir, de passer dans le rêve. Le moment où on lâche nos responsabilités au profit de l’inconscient.» Un retour à soi parfois perturbé par la curiosité des animaux nocturnes. «Pour moi, le son qui symbolise la nuit c’est aussi l’anti-fouine qui siffle dans ma rue…»
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«On se regarde moins soi-même dans l’obscurité»

Karim El Alaili alias SpaceK, 30 ans, DJ

«Je suis ‘jetlagué’ tous les week-ends.» Pour croiser Karim El Alaili samedi ou dimanche, il faut se coucher tard… Employé par une grande multinationale la semaine, le jeune homme se transforme le weekend venu en disc-jockey et fait danser les noctambules jusqu’au petit matin. Une sorte de Dr. Jekyll et Mr. Hyde. «Il faut réussir à maintenir la balance entre les deux pour ne pas se perdre. C’est une manière de rester dans la norme, de ne pas tomber dans les abus aussi.» D’origine libanaise, Karim mixe depuis bientôt dix ans. Du D! Club à Lausanne au Burning Man aux Etats-Unis, en passant par le festival Balélec à l’EPFL.

«Mes créneaux préférés sont le lever du jour et la tombée de la nuit. Deux moments où je peux sentir l’ambiance et relancer les gens avec ma musique.» Influencés par la culture orientale, ses sets mêlent la deep électronique à des notes plus spirituelles, presque organiques. SpaceK fait voyager les corps. «Même si je pense que la fête n’est pas l’apanage de la nuit, on se lâche davantage dans l’obscurité. J’ai l’impression qu’on se regarde moins soi-même et que les gens s’orientent du côté de l’être.»

Installé depuis quelques années à Lausanne, SpaceK collabore avec le collectif Note Gourmande. «J’ai différents projets en cours et l’envie de ramener un peu de nuit dans le jour. Je veux dire aux gens que la fête n’est pas cantonnée à certaines heures de la journée.»
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 12).

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