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«La nuit ne disparaîtra pas»

Le géographe français Luc Gwiazdzinski explore la nuit depuis de nombreuses années et sur plusieurs continents. Il raconte comment cet espace-temps a été conquis par l’Homme et par la mondialisation.

Luc Gwiazdzinski est né trop tard. Trop tard pour explorer le monde, chaque parcelle de la Terre étant désormais cartographiée. Lorsque le futur directeur de l’Institut de géographie de l’Université de Grenoble choisit son sujet de thèse à la fin des années 1990, il opte pour la nuit. Car l’obscurité représente encore un territoire mal connu des chercheurs et des politiques. «Il s’agissait d’une terra incognita, une terre vierge sur laquelle nous ne possédions pratiquement aucune donnée», explique Luc Gwiazdzinski. Surtout, personne ne s’intéressait au sujet. Le géographe compare son objet de recherche au Far West américain: «La nuit est un espace en friche et peu peuplé. Sa population est majoritairement masculine et plutôt jeune. Sa conquête progressive génère des tensions dans les villes, entre les populations qui dorment, celles qui travaillent et celles qui se divertissent.»

En 2016, les choses ont évolué: plus personne ne se moque de la question de la nuit et le champ de recherche des «night studies» se structure peu à peu. Luc Gwiazdzinski a publié de nombreux ouvrages et articles pour mieux comprendre les évolutions de la vie nocturne. De Paris à São Paulo, en passant par Genève et Lausanne, on a fait appel à son expertise pour faire face aux nouveaux enjeux de la nuit. En 2016, deux de ses livres ont été réédités, La nuit, dernière frontière de la ville et La ville 24 heures sur 24. Nous avons joint ce noctambule invétéré pour une longue conversation, après le coucher du soleil.

Les scientifiques et les politiciens peinent à s’intéresser à la nuit. Pourquoi?
On étudie beaucoup la ville de jour, mais sa dimension nocturne est fréquemment oubliée. Pourtant, en décembre, l’obscurité occupe les deux tiers d’une journée! Cette amnésie touche à la fois les politiciens, les scientifiques et les urbanistes. Comme si nos villes ne devaient fonctionner que durant les horaires d’ouverture des bureaux. A l’heure où tout est cartographié, la situation semble étrange. Mais la nuit reste un temps d’arrêt, réservé au repos. Historiquement, la nuit était le temps du couvre-feu. Il n’y avait que les artistes, les fêtards et les comploteurs qui veillaient. Maintenant encore, pour les autorités, la nuit ne se perçoit souvent que sous l’angle du contrôle et de la répression.

Il existe d’autres explications plus physiologiques à ce désintérêt pour la nuit. 90% des perceptions humaines proviennent de la vue. Dans l’obscurité, nous perdons notamment la vision des couleurs, ainsi que l’appréciation de la vitesse et des distances. C’est la nuit également que nos performances mentales sont les plus mauvaises, en particulier entre 3 et 5 heures du matin.

La nuit est aussi un terme compliqué à définir…
En effet, peu de mots possèdent autant de significations que la nuit. Elle correspond à tout ce qui est indéterminé, à l’ignorance. De façon générale, la nuit est un symbole négatif, elle est associée à la mort et aux cauchemars. Les ténèbres sont le domaine du diable. Cette approche est présente dans la plupart des mythes créateurs. La nuit est encore synonyme de transgression des normes: c’est le moment de la fête, de l’érotisme, mais aussi de la contestation politique. Durant mes recherches, j’ai découvert une étrange coïncidence: dans la plupart des langues, le mot nuit est composé du chiffre huit, précédé d’une négation…

De façon générale, la nuit est un espace-temps difficile à cerner. Il délimite généralement un intervalle compris entre 22 heures et 6 heures du matin, durant lequel l’activité humaine s’effondre. Mais dans nos environnements urbains artificialisés, il existe une période intermédiaire que l’on peut qualifier de «non-jour» pendant laquelle de nombreuses activités diurnes continuent à s’exercer alors que d’autres, propres à la nuit, se créent. La nuit proprement dite, c’est-à-dire la période où les activités sont le plus réduites, se situe désormais dans une tranche horaire comprise entre 1h30 et 4h30. Plus la métropole est grande, plus cette tranche diminue.

Vous parlez d’une «colonisation progressive de la nuit». Qu’entendez-vous par là?
La conquête de la nuit a une longue histoire, en lien avec la progression de l’éclairage public et la capacité du pouvoir à contrôler la population. Car c’est durant la nuit que les attaques surprises avaient lieu et que les complots se fomentaient. L’éclairage public s’est généralisé dès le XIXe siècle. Son objectif a longtemps été purement fonctionnel. Un nouveau paradigme s’est imposé dans les années 1980, avec la mise en valeur spectaculaire des monuments et des espaces publics. La lumière cherche à mettre la ville en scène, c’est un outil marketing qui vise à attirer les touristes et à donner une identité nocturne particulière à chaque cité.

Tout cela va de pair avec le phénomène de «grignotage» de la nuit. On dort une heure de moins que nos aïeux, car on profite des animations nocturnes et des médias qui n’arrêtent plus leur diffusion. De nombreux transports publics, services et commerces restent désormais accessibles tard. Certains observateurs parlent de «massification» de la nuit. Auparavant royaume des artistes et des intellectuels, la nuit serait devenue normative, stéréotypée et aurait perdu de sa spécificité. Au point que certaines discothèques branchées de New York ouvrent désormais le jour, afin que les fêtards pointus ne voient pas leurs lieux favoris pollués par Monsieur Tout-le-monde…

Quel est le rôle des nouvelles technologies dans cette conquête?
Internet et les réseaux sociaux jouent évidemment un rôle important dans cette colonisation de la nuit. Parce qu’ils ont accéléré la mise à disposition des services 24h/24 et parce qu’ils permettent d’entrer en contact avec les autres à tout instant. Mais les nouvelles technologies ont surtout engendré une mondialisation temporelle: on est en connexion permanente avec des gens du monde entier, c’est la nuit pour les uns, le jour pour les autres, mais tout fonctionne en continuum. De plus en plus d’entreprises gèrent des projets 24h/24 avec des bureaux répartis dans le monde entier: les équipes européennes commencent le travail, elles passent le relais à leurs collègues américains en fin de journée, et ainsi de suite en passant par l’Inde, le Japon et l’Australie. C’est une révolution!

La nuit n’existe donc plus…
Au XIXe siècle, la volonté de triompher définitivement de la nuit existait dans certains cercles. Mais cette utopie n’est pas devenue réalité, pour des raisons techniques notamment. Non, la nuit existe toujours et elle ne peut pas disparaître. Il s’agit d’une réalité physique et physiologique. L’organisme humain est rythmé par le jour et la nuit, même chez les non-voyants. D’ailleurs, les statistiques montrent que 70% de la population se couche entre 22 heures et minuit. Ce qui a changé, c’est que la nuit ne correspond plus seulement à cette réalité biologique. Le citadin évolue dans un univers artificialisé où les signaux naturels qui rythment les journées à la campagne, comme le chant du coq, n’existent plus. Ils ont été remplacés par un cadre légal, ainsi qu’une offre de services particuliers. En effet, certaines activités sont interdites la nuit et la sécurité est renforcée. Certains tarifs sont réduits alors que d’autres sont plus élevés.

Un chapitre de votre livre La nuit, dernière frontière de la ville est intitulé «La nuit, un système sous contrainte». Qu’est-ce que cela signifie?
La nuit est un espace-temps limité. Le soir, l’espace public se rétrécit en taille, en variété et en qualité. L’individu dispose d’une surface accessible moindre qu’en journée, compte tenu des nombreux commerces et lieux publics fermés. La ville ressemble à un océan sombre parsemé d’îlots où les activités continuent. Les distances de transport s’allongent. L’accès au centre-ville se complique. Ce sont les ponts-levis modernes.

La nuit ne représente pas non plus un temps de liberté, contrairement aux stéréotypes. Les ségrégations s’y font plus fortes. Les loisirs et les transports nocturnes sont chers et une sélection basée sur des critères d’apparence se fait à l’entrée de la plupart des établissements, chose impensable le jour. Bref, la nuit, la mixité sociale n’est qu’illusion. On ne se mélange pas. Très peu de piétons et de cyclistes circulent dans la ville entre 1 heure et 7 heures. Plus on avance dans la nuit, plus la population est jeune et masculine. Le nombre de femmes diminue de deux tiers entre 20 et 22 heures. On en croise ensuite de moins en moins et toujours accompagnées. Tout cela me fait dire qu’il n’y a pas qu’une, mais plusieurs nuits urbaines, en fonction des quartiers, de l’heure et des milieux sociaux.

Quels sont les conflits auxquels sont désormais confrontées les villes?
Les tensions diffèrent d’une ville à l’autre. D’autant plus que certaines métropoles se sont spécialisées dans une dimension nocturne particulière. Ibiza l’est par exemple dans la festivité. Londres, Tokyo ou New York sont des villes globales où tout fonctionne 24h/24. Il y a aussi des villes de flux, aux abords des grandes gares ou aéroports… Mais de façon générale, la nuit cristallise des enjeux économiques, politiques et sociaux fondamentaux. La ville qui travaille — je rappelle qu’en Europe 18% des employés travaillent de nuit –, la ville qui s’approvisionne, la ville qui produit, la ville qui se déplace, la ville qui s’amuse et la ville qui dort ont des difficultés à coexister. Des conflits éclatent entre ces entités aux temporalités différentes. Des voix s’élèvent aussi pour sauver la nuit de la pollution lumineuse, qui augmente de 10% par an depuis 1980. Ces difficultés obligent les acteurs à inventer de nouvelles formes de régulation et de gouvernance. Des postes de maires de nuit sont par exemple créés, comme à Amsterdam. Certaines villes ont organisé des Etats généraux de la nuit, institué des chartes nocturnes, mis en place un réseau de correspondants, etc. La nuit se mue en territoire d’innovation.

Allons-nous vers une ville qui fonctionne 24h/24?
La tendance va vers un rétrécissement de la nuit et vers l’instauration d’oasis de temps continu qui proposeraient des bouquets de services. Mais celle-ci ne disparaîtra pas. Parce qu’elle est indispensable à la vie. Et parce que l’être humain est profondément marqué par l’alternance jour/nuit, biologiquement, culturellement et socialement. Beaucoup d’éléments qui structurent nos vies sont liés à la nuit: les amitiés, l’alcool, le sexe ou les nuits blanches symbolisent autant de rites de passages dans une société qui n’en compte plus beaucoup. Qui serait prêt à renoncer à cela? La vision de la nuit est très influencée par des valeurs culturelles qui mettent du temps à changer. Les nuits ne sont pas les mêmes en Suisse qu’en Espagne, en France ou au Brésil.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 12).

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