LATITUDES

Où placer le curseur?

En 2016, la plupart des problèmes semblent se résumer en une formule. Exemples.

Bien des questions existentielles ont tourmenté l’homme au fil des siècles. Dieu existe-t-il? Quel est le sens de ma vie? Etre ou ne pas être? Peut-on changer le monde? Au XXIe siècle, de nouvelles thématiques ont surgi. Vais-je pouvoir devenir immortel? Les robots me menacent-ils? Notre planète est-elle condamnée? Pourquoi n’ai-je pas davantage d’amis sur Facebook? Mes selfies sont-ils suffisamment sexy? En 2016, l’interrogation «Où placer le curseur?» les a toutes éclipsées.

Si même Christine, prof de français au lycée, m’écrit qu’elle ne sait pas où mettre le curseur dans sa relation avec son copain, c’est bien la preuve que l’expression s’est imposée. Pas particulièrement adepte du langage branché, elle a néanmoins fait sienne cette expression tendance sans doute engendrée par des vies passées souris en main, les yeux rivés sur l’écran et sur «cette marque mobile indiquant la place où va s’effectuer la prochaine opération» (définition de «curseur» dans le Petit Robert).

Fruit du déplacement de mon curseur sur Google Actualités, voici un petit florilège des multiples registres où cette formule débarque en ce moment. Quel est le dilemme actuel de l’OPEP? Où mettre le curseur pour ne pas booster le pétrole de schiste américain? A l’heure des primaires de la gauche en France, le curseur serait trop proche de la droite. Il convient de le déplacer. Que prône le candidat Valls sur le plan économique? Relance? Rigueur? «C’est une question de curseur», répond-il. La croissance à tout prix n’est pas synonyme d’amélioration de la qualité de vie? Il est temps de bouger le curseur vers un mode de vie plus sobre. On analyse les empreintes environnementales et les impacts du cycle de vie mais il faut mettre un curseur au niveau mondial.

Comment lutter contre le terrorisme? Où placer le curseur entre sécurité et libertés? Même les tribunaux n’échappent pas à ce vocable. Pour juger des accusés, il s’agit de comprendre où ils mettent le curseur entre vérité et fabulations. Le FC Bâle perd en Ligue des Champions. Il importe qu’il monte le curseur d’un cran.

La solution à tous les problèmes semble se réduire à la position d’un curseur. Un constat que ne réfuterait pas Christelle Giraud, fondatrice et directrice de Popnfix, une plateforme web de type collaboratif. Elle estime «qu’au fond, chacun pose son curseur en fonction de son cheminement, de ses objectifs, de ses priorités, et bouger le curseur, c’est déjà une sacrée étape, un petit bonheur de plus!» Pauvre Hamlet torturé par son «To be or not to be». A l’ère numérique, la donne s’est bien simplifiée.

Une acception élargie de «curseur» s’impose dans les dictionnaires. De simple pointeur, ce mot prend des allures de panacée à des problèmes qui ne suscitent plus de véritable réflexion à l’heure où il suffirait de se contenter de ne pas placer le curseur trop haut ou trop bas, trop à droite ou trop à gauche. Une découverte? «Il y a des limites précises hors desquelles ne peut se tenir le bien», constatait déjà le poète latin Horace.

«Curseur» n’est qu’un exemple d’emprunt, par tout un chacun, de termes issus des nouvelles technologies. Ainsi, quand rien ne va plus, il convient alors de «changer de logiciel», une expression employée très fréquemment en politique. Quand la fatigue guette, il est temps de se mettre en mode «off», Roger Federer dixit. Tiger Woods n’hésite pas à s’assimiler à un «système».

Eric Sadin, écrivain et philosophe, auteur de «La vie algorithmique» et de «La siliconisation du monde» (Editions L’échappée), dénonce une inquiétante contamination de la technologie informatique sur notre intelligibilité du réel. L’intelligence humaine qui a conçu logiciels, systèmes et autres curseurs en vient à se représenter comme la technique qu’elle a générée. Faut-il s’en réjouir?