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L’hôtellerie trois étoiles sous pression

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Une dizaine de chambres propres et confortables, un couple souriant de propriétaires à la réception, des vacanciers satisfaits qui reviennent d’année en année… L’image du petit hôtel trois étoiles tel qu’on le connaît depuis des décennies ne sera-t-elle bientôt plus qu’un lointain souvenir? Au cours des vingt dernières années, un cinquième des hôtels de Suisse a disparu, selon l’Office fédéral de la statistique. Une érosion qui touche particulièrement les établissements de milieu de gamme. Les chiffres de l’organisation Hotelleriesuisse montrent que le nombre d’hôtels classifiés «trois étoiles» est passé de 1007 à 903 entre 2007 et 2015, alors que celui des quatre et cinq étoiles a progressé durant cette période. «Il y a vingt ou trente ans, on pouvait encore faire vivre une famille avec une petite structure, commente Pierre-André Michoud, vice-président d’Hotelleriesuisse et propriétaire d’un hôtel trois étoiles à Yverdon-les-Bains. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas.»

Les établissements de milieu de gamme sont très nombreux. Ils forment à eux seuls plus de la moitié du parc hôtelier suisse. «Avec des services qui s’adressent à tout le monde et à personne en particulier, ils peinent à se démarquer», résume Roland Schegg, professeur à la Haute école de gestion et tourisme, à Sierre. Pendant des décennies, ils ont pu compter sur des clients fidèles qui logeaient au même endroit pendant toute la durée de leurs vacances, surtout dans les régions de montagne. Mais les habitudes de voyages ont changé. A la faveur de l’explosion des vols low-cost, le nombre de destinations facilement accessibles a connu une importante croissance, et la durée des séjours a reculé. Autre évolution: les voyageurs n’hésitent pas à prendre des décisions à court terme, par exemple en fonction de la météo ou de l’enneigement. La situation est d’autant plus compliquée que le secteur dans son ensemble a été marqué ces dernières années par la mauvaise conjoncture en Europe et la baisse du nombre de touristes des pays voisins.

Airbnb et pression sur les prix

Pierre-André Michoud avance une autre explication des difficultés de l’hôtellerie milieu de gamme. «En Suisse, où les coûts pour faire fonctionner un établissement sont élevés, les trois étoiles souffrent d’un problème d’acceptation de leurs prix. Certains clients peinent à comprendre les tarifs pratiqués, surtout par rapport à l’étranger.» Une problématique encore accentuée par le franc fort et l’apparition de nouvelles offres concurrentes. «En saison creuse ou en période de week-end sans grosse manifestation, de plus en plus d’hôtels de luxe font des propositions de prix qui rejoignent celles des trois étoiles», poursuit Pierre-André Michoud. Dans les villes, les trois étoiles sont aussi confrontés à l’expansion de grands groupes internationaux sur leur terrain — par exemple Accor avec Ibis Styles –, des chaînes qui parviennent souvent à offrir une meilleure qualité pour le même montant.

Le développement d’Airbnb impose une pression supplémentaire. Depuis 2014, le nombre d’objets loués par la plateforme a plus que triplé en Suisse pour atteindre 18’494, selon une étude de la Haute école de Tourisme. Elle représente désormais 19% de l’offre de lits dans le pays, avec des prix compétitifs. «Airbnb séduit la génération des ‘milléniaux’ qui n’hésite pas à délaisser l’hôtellerie traditionnelle, note le professeur Roland Schegg. L’offre est riche et bien présentée que le client compare à un produit hôtelier souvent moins sexy: de nombreux hôtels trois étoiles ont été construits il y a 40 ou 50 ans et ne correspondent plus à l’air du temps.»

Avec une rentabilité en baisse, beaucoup d’établissements n’ont plus les ressources financières pour se moderniser. «Certains ont trop attendu pour investir et se retrouvent aujourd’hui pris à la gorge, commente Pierre-André Michoud. Un hôtel devient vite obsolète et les banques rechignent à aider un outil qui n’est plus rentable. Et quand un établissement n’est plus à la page, cela se sait. Du coup, certains patrons baissent les prix, ce qui entraîne un recul supplémentaire de leurs rendements. C’est une spirale négative.» Dans ce contexte, les hôteliers qui arrivent à la retraite rencontrent souvent des problèmes de succession. «Même dans les stations qui marchent bien, comme Zermatt, la génération suivante ne veut plus relever le défi, constate Roland Schegg. Ces dernières années ont fait beaucoup de mal. La baisse du nombre d’établissements va certainement se poursuivre. La question aujourd’hui est plutôt de savoir à quelle vitesse.»

Des pistes prometteuses

Malgré ces perspectives peu encourageantes, les spécialistes estiment qu’il reste des niches à explorer. «Une majorité d’hôtels en Suisse cible les couples et les familles traditionnelles, indique Roland Schegg. Très peu d’offres s’adressent aux couples homosexuels, aux familles monoparentales ou à celles qui voyage à trois générations (enfants, parents, grands-parents). Il existe des opportunités dans ces créneaux.» Une autre piste consiste à trouver des modèles de coopération: un accord avec un spa ou un fitness des environs pour proposer de nouvelles prestations, une entente avec les établissements voisins pour rationaliser l’offre ou encore la création d’une direction commune à plusieurs hôtels pour améliorer la gestion des coûts.

Une nouvelle association fondée en octobre 2015, Best 3 Star Hotels, estime même que l’appellation «trois étoiles» représente un atout marketing. Elle regroupe 17 établissements en Suisse alémanique et au Tessin. «Au sein de la catégorie ‘trois étoiles’, les différences de qualité sont énormes, indique Fiorenzo Fässler, directeur de l’organisation. Notre idée était de créer une sorte de ‘Champions League’ du segment. Nos membres offrent des prestations qui correspondent aux standards ‘quatre étoiles’, ce qui permet de surprendre les hôtes et d’obtenir une belle visibilité parmi les ‘trois étoiles’.»
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TEMOIGNAGES

«Il faut trouver de nouveaux créneaux porteurs»

Aux Diablerets, Patrick Grobéty se démène pour remplir son établissement. Face au recul du nombre de touristes, il mise sur l’accueil de groupes pour des séminaires et des formations.

Depuis 16 ans, Patrick Grobéty dirige l’hôtel Les Sources, un grand chalet de 48 chambres situé aux Diablerets, avec sa femme Rita. L’établissement trois étoiles, construit par son père au début des années 1980 et dont il est propriétaire, vit des heures difficiles. «A la montagne, nous nous trouvons dans un créneau ‘pur tourisme’. Nous n’avons pas la base de clientèle d’affaires des villes. Avec le franc fort et la mauvaise conjoncture en Europe, le marché est très dur. Les Alpes vaudoises sont particulièrement touchées par la baisse des nuitées. Pour la première fois l’année dernière, nous n’étions pas complets à Nouvel An. Nous sommes tributaires de la météo, et les réservations interviennent de plus en plus tard. Les familles qui passent sept jours de vacances aux Diablerets, c’est quasiment fini.»

Avec la fermeture de trois établissements, Les Diablerets ont perdu 400 lits ces dix dernières années. Une aubaine pour Les Sources? «Au contraire, répond Patrick Grobéty. Une offre abondante est nécessaire pour conserver une bonne dynamique dans la station. Le monde attire le monde.» La rentabilité de l’hôtel a reculé de moitié depuis 2010. Le directeur, qui emploie dix personnes, tient pourtant à maintenir ses prix. Il accorde tout au plus des rabais de l’ordre de 15% pour les groupes et les réservations précoces. Côté investissements, il répond aux besoins urgents au fur et à mesure, pour maintenir un produit en bon état.

Malgré ce contexte compliqué, Patrick Grobéty reste positif. «On y croit! Des développements prévus dans les infrastructures de la station et les JO de la Jeunesse 2020 sont des perspectives encourageantes.» L’entrepreneur s’efforce aussi de trouver de nouveaux créneaux porteurs. «Nous travaillons avec des groupes, des séminaires, des EMS. Nous accueillons par exemple dix semaines par an des apprentis en hôtellerie dans le cadre de leur formation.» Les Sources affiche ainsi sur l’année un taux d’occupation entre 40% et 48%.
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«L’hôtel reste rentable mais il faut se battre»

Dédié au jazz, le Tralala jouit d’une situation stratégique au centre de Montreux. Il n’a toutefois pas été épargné par Airbnb et le franc fort.

Ouvert en 2008 dans un bâtiment historique de Montreux, l’hôtel Tralala est consacré à la musique. «Aucun établissement ne rendait hommage au jazz et au festival, dont je suis fan», raconte la propriétaire et directrice Estelle Mayer. Un pari gagnant. En occupant cette niche, l’établissement de 36 chambres attire une clientèle éclectique de touristes chinois, indiens et européens, de personnes en déplacement pour affaires la semaine et de familles alémaniques le week-end. Il affiche un taux d’occupation entre 79% et 83%. «Nous profitons de la présence à Montreux de grandes entreprises, de congrès et d’événements comme le Montreux Jazz ou le marché de Noël.»

Estelle Mayer indique toutefois que la situation est devenue «beaucoup plus difficile» ces dernières années. «L’hôtel reste rentable mais il faut se battre. Nous sommes affectés par le franc fort et le développement d’Airbnb. Il a fallu adapter nos prix, avec des baisses de 5% à 15%.» Le Tralala a ainsi pu maintenir son taux d’occupation, mais le chiffre d’affaires a baissé. «Cela nous oblige à couper nos coûts au maximum, au niveau des marchandises mais aussi du personnel, en ne remplaçant pas les départs.» L’hôtel compte aujourd’hui huit employés, contre 11 à ses débuts.

«Nous travaillons également sur la manière d’attirer les clients, en misant davantage sur les réseaux sociaux. L’objectif est de les motiver à venir directement chez nous, sans passer par des plateformes de type Booking.com qui prennent une commission, et de la fidéliser. Nous voulons aussi nous démarquer dans la catégorie trois étoiles grâce à notre service, en proposant un ‘welcome drink’ à nos hôtes, en s’occupant de leurs réservations au restaurant ou encore en les conseillant sur les musées et les activités de la région. C’est ainsi que l’on pourra faire une différence.»
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«Nous avons dû baisser nos prix»

Le Motel des Sports à Martigny souffre du recul de la clientèle des pays voisins. A quelques années de la retraite, son directeur Jean-Marc Habersaat s’interroge sur sa succession.

En rachetant le Motel des Sports à Martigny il y a 14 ans, Jean-Marc et Brigitte Habersaat mettaient la main sur une «bonne affaire». L’établissement construit en 1961 est situé à proximité de la Fondation Gianadda, du centre des expositions qui accueille la Foire du Valais et de la zone des sports de la ville.

Mais depuis, la crise européenne et le franc fort sont passés par là. «Même si nous attirons toujours du monde pendant les manifestations, nous accusons un gros recul de la clientèle touristique des pays voisins, explique Jean-Marc Habersaat. Nous avons dû baisser nos prix. En cas de problèmes d’occupation, nous proposons la chambre double qui vaut 145 francs à 120, voire à 99 francs. En parallèle, nos charges — salaires, énergie, assurances — ont augmenté et nous consacrons de plus en plus de temps aux tâches administratives. Pour maintenir nos marges, nous regardons en permanence où nous pouvons économiser.» L’hôtel de 38 chambres n’emploie par exemple plus que 10 personnes, contre 17 «durant les belles années».

Est-il possible de continuer à investir dans ces circonstances? «Nous y sommes obligés. Actuellement, nous faisons surtout de la cosmétique, en rénovant une chambre après l’autre. Mais pour refaire l’extérieur du bâtiment, il nous faudrait environ 600’000 francs. A 56 ans, je ne suis pas sûr de parvenir à rentabiliser cet investissement avant la retraite, que je souhaite prendre à 60 ans. A cela s’ajoute un autre défi: quelle solution vais-je trouver pour ma succession? Mes deux fils ne sont pas intéressés à reprendre. Il est vrai que par rapport à l’engagement en temps et en énergie, les bénéfices sont maigres pour les hôteliers. Pourtant, j’ai encore du plaisir à exercer mon métier. A mes yeux, la catégorie trois étoiles a de l’avenir. Si le standard de prestations est respecté, il s’agit d’un bon rapport qualité-prix qui correspond à ce que le client est prêt à payer.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.