KAPITAL

Les nouveaux clients de la chirurgie esthétique

Le secteur se démocratise et touche une population de plus en plus large: plus jeune, plus masculine, et moins riche. Le marché progresse par ailleurs grâce à des techniques toujours moins invasives. Enquête.

«J’étais très complexé par mon torse et je n’osais pas enlever mon T-shirt à la plage. Aujourd’hui je me sens beaucoup mieux dans mon corps.» Fabrice Mazenauer, Vaudois de 24 ans, a subi une réduction mammaire — gynécomastie — l’an dernier. Sa démarche est représentative de l’évolution des pratiques: la chirurgie esthétique touche une population de plus en plus jeune et masculine (lire son témoignage en ci-dessous). «Lorsque j’ai commencé ce métier il y a une dizaine d’années, un patient sur dix était un homme, dit le chirurgien genevois Alexander Cuno. Aujourd’hui, c’est le double, et la tendance est clairement à la hausse.»

A part la gynécomastie, les interventions les plus courantes pour la clientèle masculine sont les injections de Botox ou d’acide hyaluronique, le raffermissement des paupières, la liposuccion, les greffes de cheveux ou de barbe.

L’ouverture de cliniques réservées aux hommes illustre l’augmentation de la demande masculine. Après Zurich en 2014, le groupe Gentlemen’s Clinic a inauguré une succursale à Genève en avril dernier. La clientèle-type de l’établissement va de l’ouvrier au chef d’entreprise, et 80% d’entre eux ont moins de quarante ans. «Mes patients ne sont de loin pas tous des gens aisés, poursuit Alexander Cuno, qui opère à la Gentlemen’s Clinic. Les hommes avec un revenu modeste me demandent d’ailleurs davantage d’interventions que les autres, et ce afin d’être plus compétitifs sur le marché du travail.» Chloé Gaden, responsable de la succursale genevoise, estime que la chirurgie esthétique est aussi davantage acceptée socialement aujourd’hui: «Les hommes se sentent moins complexés d’y avoir recours, d’autant plus que les résultats sont beaucoup plus discrets.»

En 2015, 54’000 interventions de chirurgie esthétique ont été pratiquées en Suisse, selon Acredis, groupe de centres spécialisés dans la chirurgie esthétique en Suisse et en Allemagne. Cela représente 65 interventions pour 10’000 habitants, un chiffre qui place le pays en deuxième position sur le podium des nations, juste derrière le Brésil (66 opérations). Ce chiffre s’explique par l’importante clientèle étrangère, comme le souligne Pierre Quinodoz, président de la Société suisse de chirurgie plastique, reconstructive et esthétique. «La Suisse jouit d’une très bonne réputation, même si les prix des interventions y sont plus élevés.» Dans certaines cliniques de l’Arc lémanique, comme celle de Genolier, la proportion d’étrangers atteint le tiers de la clientèle.

Les jeunes et le porno

La chirurgie esthétique, dont le marché croit près de 4% par an, séduit également une clientèle de plus en plus jeune. «Beaucoup d’adolescentes consultent pour les augmentations mammaires et les garçons pour les gynécomasties», confirme Françoise Narring, responsable de l’unité Santé Jeunes des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), qui accueille les patients âgés de 12 à 25 ans. Elle rappelle que l’adolescence représente une période d’adaptation durant laquelle les jeunes se questionnent sur leur adéquation à une certaine «normalité». Ils sont aussi plus confrontés à des images pornographiques ou de silhouettes parfaites dans les publicités. «Submergés par ce bain d’images qui exposent le corps dans ses moindres coutures et auxquels ils ont tous accès facilement aujourd’hui, les adolescents s’identifient davantage à des corps déjà retouchés.»

Michal Yaron, spécialiste en gynécologie pédiatrique et adolescente aux HUG, note une hausse des demandes au sujet des interventions intimes (voir encadré ci-dessous), plus particulièrement pour la labiaplastie. Un phénomène qui a pris une ampleur sans précédent aux Etats-Unis où les demandes émanant des adolescentes pour cette chirurgie plastique des petites lèvres du vagin a doublé entre 2014 et 2015. La gynécologue constate souvent une méconnaissance des jeunes filles de leur organe génital et que leur gêne émane souvent de pressions extérieures, des envies de leur petit copain ou d’un effet de mode. «Mais elles ne comprennent pas que leur sexe peut être différent de celui d’une autre et être tout à fait normal! Les conséquences d’une telle opération ne sont pas anodines pour leur vie intime. Nous essayons toujours d’ajourner ces demandes, au moins jusqu’à la majorité.»

Radiofréquence, lumière pulsée et cryolipolyse

Comment expliquer cette tendance? «Les jeunes patients cherchent souvent à corriger un complexe pour améliorer leur estime de soi, explique Pierre Quinodoz de la Société suisse de chirurgie plastique, reconstructive et esthétique. La raison est différente pour les personnes âgées chez qui un sentiment d’inadéquation domine: elles se sentent jeunes, mais voient que leur corps ne suit pas forcément.» Un constat partagé par Francesco Panese, sociologue des sciences et de la médecine à l’Université de Lausanne. «La chirurgie esthétique prend les habits d’une chirurgie de l’accomplissement de soi. Elle en devient une chirurgie psychique.» Pour le sociologue, cela s’inscrit même dans une tendance plus globale: «Le corps est devenu un critère de différenciation. La société se réalise de plus en plus à travers lui.»

«Les chirurgiens esthétiques pratiquent de moins en moins la chirurgie», constate Pierre Quinodoz. Aujourd’hui, 35% de ses interventions concernent la chirurgie non-invasive, appelée aussi médecine esthétique. Un chiffre qui se montait à 20% il y a dix ans. «Certains chirurgiens ne réalisaient pas d’opérations de médecine esthétique à cette époque. Aujourd’hui, la demande est telle que je n’en connais plus aucun qui ne la pratique pas.»

«Les techniques non-invasives se sont massivement développées ces dix dernières années», confirme le chirurgien Sabri Derder. A l’image de la radiofréquence, permettant notamment de raffermir les tissus du visage, ou encore de la lumière pulsée, grâce à laquelle les spécialistes peuvent atténuer les vergetures ou les taches sur le visage. La cryolipolyse est également à la mode: alternative à la liposuccion, ce procédé permet de faire «fondre» la graisse par le froid.

Abus et assurances

Moins récentes mais aussi très prisées: les injections de Botox (une toxine qui paralyse les rides actives) et d’acide hyaluronique (un gel qui comble les rides permanentes). Des procédés qui comportent néanmoins des risques (voir encadré ci-dessous) et dont les effets ne sont pas aussi durables que ceux de la chirurgie esthétique classique. Il faut par exemple répéter les injections d’acide hyaluronique une à deux fois par année pour obtenir un résultat visible. Une habitude qu’a prise Patricia*, 47 ans, Genevoise adepte du Botox et de l’acide hyaluronique depuis ses 40 ans. «J’y pensais depuis des années, je trouvais que la peau de mes paupières était lourde. Je m’y suis lancée après avoir appris que mes copines avaient déjà reçu des injections. On a davantage de recul sur ces produits aujourd’hui.» La fréquence des piqûres ne dérange pas cette mère de deux enfants qui en fait usage sur les paupières et sur le front pour masquer quelques ridules. «Parce que les effets de ces produits se résorbent, on a le contrôle, on peut choisir de ne pas y retourner. Mais souvent, après six mois, on ne se reconnaît plus, alors on recommence.» Le prix de ces injections (400 francs environ) est aussi raisonnable pour la jeune femme qui dit pouvoir facilement mettre ce montant de côté.

Pierre Quinodoz met pourtant en garde contre l’augmentation de l’offre en matière de médecine et chirurgie esthétique. Selon le chirurgien, n’importe quel médecin peut effectuer une opération de chirurgie esthétique aujourd’hui, ce qui se solde par une augmentation des complications liées aux interventions chirurgicales et aux injections. Son conseil: vérifier que le médecin est certifié par la Société suisse de chirurgie plastique, reconstructive et esthétique avant de franchir le pas.

Il convient aussi de se renseigner auprès de son assurance avant l’opération: toutes les interventions ne sont pas couvertes. Une distinction est faite entre les opérations de confort (lifting, opération esthétique du nez, Botox, etc.) et les opérations de nécessité résultant d’un accident ou d’une pathologie (brûlures, cancers du sein, etc.). Dans ce deuxième cas, les frais sont pris en charge soit par l’assurance-accident, soit par l’assurance-maladie. Seules certaines interventions de chirurgie plastique, comme une réduction mammaire par exemple, peuvent être remboursées par l’assurance maladie, mais selon des critères stricts.

Une start-up dans la course

La tendance ne faiblissant pas, de nouveaux procédés en médecine esthétique ne cessent de voir le jour. Exemple avec la start-up lausannoise PB&B, qui veut révolutionner le marché avec un produit biocompatible permettant de réduire — voire même d’éliminer — les rides, qui apparaissent avec l’âge lorsque les tissus graisseux perdent en volume. «Des microsphères constituées d’acide oléique (un acide gras présent notamment dans l’huile d’olive, ndlr) sont injectées localement, explique Sergio Klinke, cofondateur. Grâce à l’eau présente dans le corps, ces petites billes vont fondre et ainsi relâcher la graisse qu’elles contiennent. Cela permet au corps de restaurer par lui-même les tissus graisseux vieillis ou endommagés, en augmentant localement la taille des cellules.»

La technique de la start-up se démarque des produits existants, dans la mesure où la substance injectée reforme les plaques de graisse naturellement présentes dans le visage, tandis que l’acide hyaluronique ne fait que «remplir» temporairement les rides. Les premiers tests effectués sur des souris se sont montrés concluants. Des essais cliniques sur les êtres humains sont prévus pour 2017 et la commercialisation du produit est attendue pour 2019. A terme, la start-up espère pouvoir étendre l’utilisation de son produit à la poitrine, afin de remplacer l’implantation de prothèses mammaires, un geste que Sergio Klinke considère comme «barbare».

*Nom connu de la rédaction

_______

ENCADRES

Le Botox ne fige pas que les rides

Prisée par de nombreuses patientes en quête de bonne mine, la toxine botulique cache pourtant un effet surprenant: les personnes «botoxées» auraient plus de peine à interpréter les émotions des autres.

«Une patiente qui a reçu des injections de Botox ne peut pas imiter les expressions de ses interlocuteurs et ne peut donc pas interpréter le ressenti de ces personnes.» Jenny-Charlotte Baumeister est la principale auteure d’une récente étude* publiée dans la revue Toxicon sur les effets de la toxine botulique sur l’interprétation des émotions. Elle explique: «De manière générale, une personne peut ressentir les émotions d’une autre quand elle peut reproduire son expression sur son visage (on parle de feedback proprioceptif, ndlr). Or après injection, ce feedback est interrompu.»

La scientifique a mené sa recherche sur le Botox — considéré comme l’un des plus puissants poisons connu au monde — durant deux ans au département de neurosciences cognitives de l’école supérieure italienne SISSA. Elle a confronté deux groupes de patientes face à des phrases et des images d’expressions faciales représentant des émotions très tristes, très joyeuses, moyennement tristes et neutres. Résultat? «Les femmes ayant reçu une injection de toxine botulique percevaient très bien les émotions extrêmes (très triste, très heureux), mais pas les émotions plus subtiles et prenaient plus de temps pour les décrypter. Elles montraient aussi une plus grande difficulté à caractériser des émotions proches les unes des autres.»

*Toxicon, April 2016. Deeper than skin deep – The effect of botulinum toxin-A on emotion processing. J.-C. Baumeister, G. Papa, F.Foroni.
_______

La chirurgie esthétique s’invite sous la ceinture

Les demandes d’interventions intimes explosent. Opération phare: la nymphoplastie, qui consiste à raccourcir les petites lèvres du vagin. «Depuis 2009, le nombre de patientes voulant se faire raccourcir les petites lèvres ne cesse d’augmenter, indique le chirurgien genevois Xavier Tenorio. Je fais une intervention toutes les semaines.» La nymphoplastie, ou labiaplastie, est aujourd’hui l’opération de chirurgie intime la plus demandée. Elle consiste à raccourcir les petites lèvres du vagin lorsqu’elles sont jugées trop grandes. «Chez certaines femmes, les petites lèvres dépassent les grandes, alors qu’elles ne devraient pas», explique Xavier Tenorio. La majorité de ses clientes ont entre 20 et 30 ans. La nymphoplastie connaît un grand succès depuis quelques années, influencé par l’effet de mode du «sex design», qui consiste à resculpter son sexe au moyen de la chirurgie esthétique pour le rendre conforme aux canons actuels de beauté. Rien qu’à Genève, plusieurs dizaines de chirurgiens pratiquent cette intervention, facturée entre 2000 et 15’000 francs.

La nymphoplastie est d’ordre esthétique. Mais le chirurgien Xavier Tenorio évoque également des aspects pratiques: «Des petites lèvres trop importantes peuvent dépasser des sous-vêtements et créer une gêne, causant irritations ou encore impossibilité de faire du vélo.» D’autres interventions de chirurgie intime existent, tel que l’agrandissement du clitoris, le rétrécissement du vagin, ou encore l’infiltration du point G à l’acide hyaluronique. «Ces opérations ont un but fonctionnel, explique le gynécologue Bernard Gall. Les femmes qui y ont recours souhaitent retrouver le plaisir sexuel qu’elles avaient avant un accouchement.»
_______

Les hommes aussi ont des seins

La gynécomastie est une pathologie peu connue et encore taboue. Une intervention rapide suffit pourtant à la traiter.
Plus de 100 par an: c’est le nombre de cas d’hypertrophie des seins chez les hommes que Stéphane Smarrito, chirurgien à la Clinique de Montchoisi à Lausanne, opère. Cette pathologie, appelée gynécomastie, est présente chez plus d’un adolescent sur deux. Elle peut être la conséquence de surpoids, mais également d’un dérèglement hormonal ou d’un cancer des testicules. Dans le premier cas, on parle de «pseudo-gynécomastie», ou d’adipomastie. Une liposuccion suffit alors à enlever l’accumulation de graisse au niveau des pectoraux. Dans le second, un bilan de santé est nécessaire pour traiter la cause directe de la gynécomastie. La plupart du temps pourtant, il n’y a pas de raison particulière qui explique cette pathologie.

L’opération chirurgicale — d’une durée de 45 minutes — est alors conseillée. Il s’agit d’enlever une partie de la glande mammaire, trop volumineuse, tout en effectuant une liposuccion. L’intervention coûte entre 2’500 et 12’000 francs. Elle se place au quatrième rang des opérations de chirurgie esthétique les plus pratiquées chez les hommes au monde (172’000 interventions en 2014), après la correction des paupières (près de 300’000), la rhinoplastie (235’000) et la liposuccion (175’000).

La majorité des patients de Stéphane Smarrito ont entre 18 et 25 ans. «Il m’arrive d’opérer de temps en temps des ados lorsque les seins sont trop volumineux, précise-t-il. Mais il ne faut pas se précipiter: 90% des gynécomasties régressent de manière spontanée à la fin de l’adolescence.» Fabrice Mazenauer, Vaudois de 24 ans, a subi une gynécomastie en 2015. «Enfant, j’étais grassouillet. Puis à mes 18 ans, j’ai décidé de me prendre en main et de faire du fitness. Alors que j’avais perdu beaucoup de poids, j’ai remarqué que de grosses boules au niveau des tétons persistaient.» A l’époque, le jeune homme pensait que c’était de la graisse. C’est après quelques recherches sur Internet qu’il découvre qu’il souffre d’une gynécomastie. L’opération l’a décomplexé: «Aujourd’hui, mon torse est totalement plat. Je peux enfin mettre un t-shirt moulant.» Il regrette que la gynécomastie soit encore un sujet tabou en Suisse: «Trop peu de personnes savent de quoi il s’agit. Je suis sûr que certains garçons en souffrent sans même s’en rendre compte.»
_______

CHIFFRES

188
Le nombre de chirurgiens plasticiens FMH exerçant en Suisse en 2015.

27 milliards
La valeur du marché de la chirurgie esthétique estimée d’ici à 2019.

20 millions
Le nombre d’interventions invasives et non-invasives réalisées dans le monde en 2014.

54’000
Le nombre d’opérations esthétiques pratiquées en Suisse en 2015.

10’500
Le nombre de liposuccions effectuées en Suisse en 2015. Il s’agit de l’intervention la plus populaire dans le pays.

13,7%

La part d’interventions réalisées sur des hommes dans le monde en 2014, soit 2,7 millions d’opérations d’esthétique chirurgicales et non-invasives.

(Sources: Fédération des médecins suisses FMH, PRnewswire, ISAPS, Acredis)
_______

COÛTS
des interventions les plus courantes en Suisse pour l’année 2015

Liposuccion entre CHF 3000.- et 5000.-
Chirurgie des paupières entre CHF 3000.- et 6000.-
Augmentation mammaire entre CHF 10’000.- et 14’000.-
Rhinoplastie entre CHF 6’000.- et 10’000.-
Réduction mammaire entre CHF 9’000.- et 13’000.-
(Source: Acredis)
_______

Une version de cet article est parue dans le magazine L’Hebdo.