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«Les récits de W.G. Sebald sont si forts que tu en oublieras la neige»

De même que l’on rêve souvent de devenir une mouche pour survoler certaines intimités, j’aimerais, ne serait-ce qu’une fois, parvenir à suivre le cheminement de la renommée d’un livre ou d’un auteur. Ma dernière toquade littéraire s’appelle W.G. Sebald. C’est un écrivain allemand de 56 ans professant la littérature en Angleterre et dont les livres sont publiés en français chez Actes Sud.

Je l’ai connu à Pâques grâce à une amie en compagnie de qui nous étions quelques-uns à marcher sur les côtes du sud de l’Irlande, dans la région de Bantry. Entre une rafale de vent et une giclée de pluie, elle lança soudain: «Cela me rappelle les balades de Sebald sur la côte anglaise de la mer du Nord». Une semaine plus tard, de retour en Suisse, elle m’offrait «Les Anneaux de Saturne» que je dévorais d’un trait.

Le récit commence comme un conte. «En août 1992, comme les journées du Chien approchaient de leur terme, je me mis en route pour un voyage à pied dans l’est de l’Angleterre, à travers le comté de Suffolk, espérant parvenir ainsi à me soustraire au vide qui grandissait en moi…»

En partant d’un tel pas, l’âme légère et l’esprit libre comme jamais, on ne peut que découvrir des pays merveilleux. Ceux parcourus par Sebald flattent l’une des choses qui font que la vie vaut d’être vécue, la curiosité intellectuelle. Au rythme lent du cheminement, sans quitter le sentier, il emmène son lecteur chez un érudit du XVIIe siècle passionné d’anatomie, dans les villes allemandes bombardées par la RAF, sur le fleuve Congo avec Conrad ou en Chine pour découvrir la culture du vers à soie.

Sebald est, à l’instar du Chatwin de «Patagonie» ou du Magris de «Danube», un des maîtres contemporains de la digression. Mais une digression fine, amenée par des procédés d’écriture dont on ne subodore l’existence qu’après coup et soutenue par une érudition ignorant toute pédanterie.

Comme si la qualité de l’écriture et la précision des descriptions ne suffisaient pas, Sebald soutient son propos par des photographies originales extraites de ses archives. La qualité du papier et le format des livres Actes Sud n’offrent malheureusement pas des conditions idoines de reproduction, mais l’expérience est intéressante.

Je n’avais pas terminé la lecture des «Anneaux de Saturne» que «Les Emigrants», le premier livre de Sebald publié en français, figurait déjà en bonne place sur ma table de chevet. Il s’agit des portraits de quatre émigrants dont on suit les pérégrinations aux quatre coins du monde.

Ces portraits sont aussi le prétexte à d’innombrables et étranges digressions. Comme Sebald a passé sa jeunesse en Souabe, la Suisse est très présente dans son œuvre: ses personnages nous mènent aussi bien à Yverdon ou à Montreux que dans des villes anglaises, américaines ou chinoises.

A la mi-juillet, j’étais donc en train de lire Sebald quand je dus monter à l’Hôtel de Mauvoisin au sommet du val de Bagnes, à 1800 mètres d’altitude, où je devais faire un exposé sur le populisme alpin. J’ai là-haut un ami qui tente de faire revivre un hôtel vieux de plus d’un siècle en offrant à ses hôtes des «moments culturels», conférences, musique, gastronomie.

Alors que nous buvions une bouteille de cornalin en regardant la neige tomber paresseusement, je tentais de le consoler en lui recommandant de céder à ma fraîche passion pour Sebald: «Ses récits sont si forts que tu en oublieras la neige, les réservations qui tombent, les employés payés à ne rien faire…»

Je l’avais presque convaincu quand un ami commun venu de la plaine s’encadra dans la porte. Il avait «Les Anneaux de Saturne» à la main. «Tiens, lança-t-il, j’ai pensé qu’il n’y avait que ça pour te faire oublier cet été pourri!»

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W.G. Sebald, «Les Emigrants», Actes Sud, 1999, 280 pages, et «Les Anneaux de Saturne», Actes Sud, 1999, 350 pages.