Depuis la faillite la plus spectaculaire de l’histoire de la New Economy (135 millions de dollars flambés en 15 mois), il ne suffit plus de lancer «e-commerce» à la cantonade pour emballer les investisseurs.
Le monde a changé depuis Boo.com. Revenons sur l’échec le plus spectaculaire de la courte histoire de la New Economy.
Au départ, il s’agit de la plus ambitieuse start-up jamais imaginée. Lancé à Londres par de jeunes Suédois, le site Boo.com doit devenir un distributeur international de vêtements et surtout, la plate-forme la plus branchée du cybermonde. Grâce à des chasseurs de tendance, dispersés dans le monde entier, Boo.com se veut toujours à l’avant-garde. Le graphisme déjanté du site multilingue doit refléter son positionnement futuriste.
En quinze mois, 135 millions de dollars (210 millions de francs suisses, 840 millions de francs français) ont été engloutis dans l’entreprise. Avec Boo.com, l’Europe espérait entrer de plein-pied dans la nouvelle économie. A la place, l’aventure s’est muée en traumatisme.
Après la débâcle ce printemps, les fondateurs, Ernst Malmsten et Kajsa Leander, ont disparu de la scène publique. Ils sont récemment sortis de leur silence pour l’hebdomadaire américain «Newsweek». La rencontre a lieu au mois de juin, dans un club londonien. Ernst Malmsten (29 ans) porte son complet Paul Smith favori sur un T-shirt blanc. Lorsqu’il évoque la chute de Boo.com, il ne blâme ni les banquiers, ni les investisseurs. Devant une vodka-pamplemousse, sa boisson fétiche, il dit: «Je ne suis pas une victime. En fin de compte, c’est de ma faute.»
Malmsten ne voyait pas l’histoire finir comme ça, au moment où il s’embarque pour New York avec Kajsa Leander, ex-petite-amie et ancien mannequin, son projet de site de mode dans la poche.
Ernst Malmsten, interminable Suédois lunaire, s’occupe de la gestion. Malgré son anglais heurté, il révèle une formidable force de persuasion. A ses côtés, la magnifique et glaciale Kajsa Leander règne sur le marketing. Elle se distingue par un soucis maniaque du détail. Ils se sont connus au jardin d’enfants en Suède, puis redécouverts dans une boîte à Paris, en 1992, et deviennent un couple.
Encore étudiant, Malmsten rejoint Leander à New York où elle finance ses études d’histoire de l’art en travaillant comme mannequin. Première entreprise commune: un festival de poésie nordique auquel Ernst et Katja consacrent une année de travail. Lorsqu’ils rentrent en Suède, leur relation s’achève mais ils restent partenaires. Ils fondent une libraire on-line – bokus.com – qui devient vite la première du pays. La vente du site à un grand distributeur fait d’eux des millionnaires.
Mais revenons à New York, en 1998. Malmsten et Leander entreprennent de lever des fonds pour Boo.com. Ils démarchent les poids lourds de la finance. Sans grand succès. La seule institution à montrer de l’intérêt est J.P.Morgan. Un grand nom de la banque mais un acteur mineur dans l’industrie du Web, comme le souligne «Newsweek». Devenu actionnaire, J.P. Morgan promène les deux jeunes entrepreneurs en Concorde et jets privés afin qu’ils rencontrent des investisseurs potentiels. Ernst Malmsten cesse de transporter ses affaires dans un sac en plastique et acquiert une mallette Prada, sur les conseils de Katja.
Six mois plus tard, les fonds nécessaires sont quasiment rassemblés. Alléchés par la prolifération des milliardaires de l’Internet aux Etats-Unis, les investisseurs du Vieux Monde craignent de manquer le train. De grosses fortunes d’Europe et du Moyen Orient se laisse séduire. Il n’y a là que du beau monde: Bernard Arnault (Louis Vuitton Moët Hennessy), la famille Benetton ou encore l’ancien premier ministre du Liban.
Côté communication, les Suédois ont réussi un tour de force. En quelques mois, Boo.com et son avatar sexy, Miss Boo, sont devenus des emblèmes glamour de l’e-commerce. Mais côté concret, la situation est nettement moins éblouissante.
Le lancement est prévu pour début 1999. A la fin 1998, le développement informatique est toujours embryonnaire. Ceci n’empêche pas Leander d’investir 42 millions de dollars dans la publicité. Les spots sont signés Roman Coppola, fils de Francis Ford et réalisateur primé de clip pour Fatboy Slim. Boo.com sollicite systématiquement les professionnels les plus chers, que ce soit pour le logo, la coiffure de Miss Boo ou les textes du site.
Miss Boo fait une apparition risquée sur le Web, sept semaines avant Noël 1998. La technique ne suit pas. Trois tentatives de connexions sur quatre échouent.
En mai 1999, rien n’est prêt. Le lancement est reporté. En juillet, les tests démarrent. C’est un désastre. Une équipe de consultants informatique hors de prix est dépêchée pour arranger tout ça. En novembre, Boo.com fait finalement des débuts chaotiques. La plupart des ordinateurs domestiques ne sont pas assez puissants pour restituer le subtile graphisme du site qui exploite les derniers gadgets de la technologie Flash. Le site peut sembler magnifique, techniquement et graphiquement parlant, mais naviguer et surtout, acheter un produit, relève du défi.
C’est déjà le début de la fin. Les investisseurs commencent à se lasser. La direction n’arrive plus à contenir l’hémorragie de cash. Quelques semaines après le démarrage, Boo.com doit licencier 130 des 420 employés basés à Londres, New York et Paris. Dernier espoir en février 2000, la société débauche chez Adidas un directeur financier. Celui-ci jette l’éponge deux mois plus tard. En avril, J.P. Morgan, l’ange gardien des débuts, quitte le navire. Le 18 mai, Boo.com est mis en liquidation.
Les Américains peuvent alors ricaner des concurrents du Vieux Monde, comme le magazine «Time»: «Les Européens n’ont pas vraiment la notion du service. Amazon.com ne gagne peut-être pas encore d’argent mais, au moins, les livres arrivent à destination. Chez Boo.com, autant le contrôle des coûts que le service à la clientèle étaient insuffisants.»
Tandis que Boo.com sombre corps et bien, le Nasdaq, l’indice des valeurs technologiques américaines s’effondre. Il n’y a pas de relation directe entre les deux événements, mais ils marquent chacun à leur façon la fin de l’euphorie dans l’industrie du Net.
Depuis ce printemps, les cadavres de compagnies.com se multiplient. Nous sommes entré dans l’ère post-Boo.com. Aujourd’hui, il ne suffit plus de lancer «e-commerce» à la cantonade pour emballer tout le monde. Il faut aussi gagner un peu d’argent.
——-
Le site Boo.com existe encore, mais il n’affiche plus qu’une seule page. Le nom de domaine a été récemment racheté pour une poignée de dollars et un nouveau projet devrait voir le jour à cette adresse.
