
Le sommeil, qui occupe un tiers de notre temps, ressemble à un paradoxe de l’évolution: ce qui pourrait être perçu comme une perte de temps qui, en outre, exposait nos ancêtres au danger des prédateurs, est en fait indispensable à notre survie. Certains animaux, comme les dauphins et les baleines, se contentent d’un sommeil unihémisphérique, pendant lequel seul un hémisphère du cerveau est inactif, l’autre restant en éveil. Les chevaux, eux, font de courtes siestes sans s’allonger. Quelles que soient les fonctions du sommeil, pourquoi n’est-il donc pas possible de les accomplir pendant une période d’éveil?
Selon Derk-Jan Dijk, directeur du Centre de recherche sur le sommeil de l’Université de Surrey (GB), il faut adopter une autre logique. «Nous dormons parce que le cerveau doit accomplir des tâches impossibles à réaliser pendant l’éveil. D’autre part, l’activité physique demandant de l’énergie, il n’y a pas lieu de vouloir demeurer éveillé plus longtemps que nécessaire.» Vu sous cet angle, le sommeil est une période d’inactivité bienvenue.
Une gestion optimale de l’énergie expliquerait les différences observées chez les animaux. Un cheval, avec son alimentation pauvre en calories doit rester éveillé plus longtemps pour satisfaire ses besoins énergétiques, tandis qu’un tigre, mangeant des proies riches en calories, prend tout son temps pour digérer en dormant.
Dormir plus pour mieux apprendre
Selon Russell Foster, professeur de neuroscience circadienne à l’Université d’Oxford, aucune espèce ne bénéficie d’un fonctionnement optimal 24h/24. Une vision nocturne exceptionnelle est inutile le jour. Ainsi, chaque espèce a dû faire un «choix d’évolution» quant à la gestion de ses ressources et au moment approprié pour faire une pause. «Il y a tout un tas de fonctions d’entretien, que l’on effectue au cours de la phase appropriée, que ce soit au repos ou pendant l’éveil, explique Russell Foster.
Chez l’humain, le sommeil est un état polyvalent dans lequel certaines parties du cerveau sont plus actives
et accomplissent alors des fonctions physiologiques essentielles, comme la production de certaines hormones favorisant la croissance et la régénération des tissus.» Voilà pourquoi notre santé se dégrade si vite lorsque nous manquons de sommeil. Le rôle que joue le sommeil dans le processus de mémorisation est plus surprenant, mais tout aussi important. «Nous n’avons commencé à le comprendre que dans les années 1880», explique Monika Schönauer du Centre de neurosciences de Munich. Les premières études psychologiques ont montré que l’on oublie moins si l’apprentissage est suivi d’une période de sommeil plutôt que d’une période éveillée. Et nous savons désormais que le sommeil favorise la mémorisation aussi bien «déclarative» — de faits ou de vocabulaire — que «procédurale» ou «implicite» — comme jouer du piano ou faire du vélo.
Avec ses collègues, la chercheuse allemande a démontré que le sommeil nous aide à mémoriser non seulement mieux, mais également sur une plus longue durée. Il protège ainsi le processus de mémorisation des distractions provoquées par d’autres informations. Son équipe a comparé l’effet du sommeil à celui d’autres activités supposées réduire les interférences, comme la méditation. Une étude publiée l’an passé a comparé le sommeil, l’éveil et la méditation après l’apprentissage. «Nous avons constaté que seul le sommeil avait ce rôle bénéfique sur la mémorisation de nouvelles informations.»
Odeurs et mémoire
Le sommeil aide à la mémorisation, car les zones du cerveau impliquées dans l’apprentissage sont réactivées lorsque l’on dort. Les preuves les plus concluantes proviennent d’expériences soumettant des sujets endormis à des signaux associés à l’apprentissage. Dans une étude phare, Björn Rasch de l’Université de Lübeck (D) a démontré que les odeurs amélioraient la mémoire déclarative — en l’occurrence, la capacité des sujets à apprendre l’ordre des cartes dans un jeu mélangé. Les odeurs sembleraient agir comme un signal réactivant les motifs de l’activité cérébrale observée au cours de l’apprentissage.
L’équipe de Monika Schönauer a montré que ces effets valent aussi pour l’apprentissage implicite, en l’occurrence du piano. Dans une étude publiée l’année dernière, les sujets dormaient ou restaient éveillés pendant trois heures après avoir appris une mélodie. Pendant cette période, des fragments leur étaient joués. «Seuls les sujets ayant dormi progressaient. Ils faisaient en outre moins d’erreurs dans la partie de la mélodie qui leur avait été rejouée pendant leur sommeil», explique-t-elle.
La plupart des études sur la mémorisation se sont concentrées sur le sommeil profond — ou à ondes lentes — pendant lequel les neurones envoient des impulsions de manière synchrone environ une fois par seconde, créant de puissantes vagues d’activité électrique dans le cerveau. Au cours du sommeil paradoxal (sommeil des rêves), notre activité cérébrale est plus proche de celle de l’éveil.
Le rôle des rêves
Certains scientifiques, dont Monika Schönauer, ont commencé à vérifier si la mémoire et l’apprentissage étaient aussi influencés par les rêves. Au cours d’une de ses expériences, les sujets écoutaient des livres audio avant de s’endormir. Lorsqu’on les réveillait 90 minutes plus tard, on leur demandait s’ils avaient rêvé et dans quelle mesure ils se souvenaient du livre. A travers l’étude de ces rêves, des chercheurs indépendants ont cherché à déterminer quel livre audio le sujet avait écouté. Ils ont constaté que plus les rêves contenaient d’informations sur le livre audio, plus les sujets se souvenaient du livre.
Le lien entre mémoire et sommeil semble également suggérer que ce dernier a pour rôle de nettoyer le cerveau de molécules indésirables. Dans d’autres parties du corps, la plupart de ces toxines biologiques sont évacuées par le système lymphatique, mais la barrière hémato-encéphalique empêche la lymphe de pénétrer dans le cerveau. En 2012, des chercheurs ont découvert un système jumeau au sein du cerveau: le système glymphatique, opéré par les cellules gliales. L’année suivante déjà, des études réalisées sur des animaux ont démontré que ce système était particulièrement actif lorsque ceux-ci étaient endormis.
«Le système glymphatique a attiré l’attention, car d’autres études l’ont ensuite associé à la dégénérescence neurologique», explique Derk-Jan Dijk. En 2015, des scientifiques ont en effet scruté le cerveau de patients souffrant de la maladie d’Alzheimer et établi un lien entre un mauvais sommeil, une accumulation de plaques amyloïdes dans le cerveau et une mauvaise mémoire. «L’hypothèse est que le sommeil contribue à la bonne santé du cerveau, dit Derk-Jan Dijk. Nous comprenons de mieux en mieux le lien entre le sommeil et les maladies neurodégénératives telles qu’Alzheimer et Parkinson, qui semblent empirer avec le manque de sommeil.»
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Une version de cet article est parue dans le magazine Technologist (no 7).
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