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Le tabac en Suisse, une histoire qui dure

Avec les plus grands cigarettiers implantés sur son territoire et sa législation très souple en matière de tabac, on pourrait croire que la Suisse a toujours été un eldorado pour cette industrie. Mais au XVIIe siècle, les autorités l’avaient interdite et emprisonnaient les fumeurs au pain sec et à l’eau. Rétrospective.

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Si Hollywood réalisait un film sur l’industrie du tabac en Suisse, ce serait le schéma classique de l’histoire d’amour où les protagonistes commencent par se détester, avant de découvrir qu’ils sont faits l’un pour l’autre. La romance dure maintenant depuis plus de 300 ans et n’est pas près de se terminer.

L’usage du tabac — découvert par Christophe Colomb dans le Nouveau Monde — s’est popularisé en Suisse dans la seconde moitié du XVIIe siècle, après le retour au pays de mercenaires helvétiques, ayant appris à fumer, chiquer ou priser pendant la guerre de 30 ans (1618-1648). La culture sur sol européen de cette plante tropicale débute environ au même moment. «La France a commencé à la planter dès les années 1620 tandis qu’en Suisse, les premières cultures ont débuté vers 1680», raconte Jacques Olivier, médecin et historien, qui prépare actuellement une thèse sur l’histoire de la question tabac et santé en Suisse, à l’Institut universitaire de l’histoire de la médecine et de
la santé publique à Lausanne.

Très vite, les autorités bernoises désapprouvent cet engouement généralisé pour le tabac qui concerne aussi bien les hommes que les femmes, les maîtres que les domestiques, et les citadins comme les campagnards. Elles décident en 1659 d’interdire cette pratique «indécente, désagréable et déplaisante», qu’elles considèrent non seulement comme nuisible pour l’homme, mais qui entraîne aussi des risques d’incendies «dans les étables et les granges», racontent Jean-Pierre Chuard et Olivier Dessemontet, auteurs du «250e anniversaire de la culture du tabac en pays romand», véritable bible de l’histoire du tabac en Suisse. Tant la consommation que la vente sont prohibées sous peine d’amende, tandis que le tabac confisqué est jeté à la rivière.

Transformer le mal en bien

Le combat se révèle vite perdu d’avance. Des fumeurs helvétiques sont emprisonnés au pain sec et à l’eau, sans que l’usage du tabac ne diminue pour autant. Un premier pas vers une réconciliation s’esquisse dans les années 1670, lorsqu’une Chambre bernoise se demande «si ce mal inévitable ne devrait pas être transformé en un bien». En effet, alors que Berne a choisi d’interdire le tabac, la France a décrété un impôt sur cette denrée, converti ensuite en un monopole d’Etat très lucratif.

En 1719, les autorités bernoises font volte-face et décident non seulement d’autoriser le tabac, mais aussi d’introduire sa culture sur leurs terres. Elles envoient une lettre aux Baillis vaudois les enjoignant à faire l’essai de «ce salutaire et avantageux dessein» qu’est le plantage du tabac. Elles leur fournissent des graines ainsi que des instructions pour la culture de la plante.

L’entreprise est couronnée de succès, en particulier dans la région de la Broye. Quelques bourgeois décident en 1726 de monter une fabrique de tabac à Payerne. La culture se développe aussi dans la région de Bâle, le Jura, au Tessin, ainsi que dans les cantons de Lucerne, Argovie, Thurgovie et Zurich.

Boom de production

La Seconde Guerre mondiale initie une véritable lune de miel entre les autorités helvétiques et l’industrie du tabac. La Suisse est l’un des rares pays d’Europe à ne pas rationner le tabac et sa culture est intégrée dans le plan Wahlen, le programme d’autosuffisance alimentaire mis en place en 1940 par l’agronome du même nom. Mais pour les fabricants, cela ne suffit pas. Leurs importations sont compromises par la fermeture des frontières, ils veulent donc augmenter la production indigène. Léon Burrus, directeur éponyme de la fabrique de tabac à Boncourt (JU) et président de la Société Coopérative pour l’achat du tabac indigène (SOTA) va plaider leur cause auprès
de Friedrich Wahlen.

«Le tabac fait partie de l’alimentation quotidienne au même titre que le café ou le thé», lui dit-il, comme il le raconte dans son livre «Le rôle du tabac en Suisse au 20ème siècle». Il souligne aussi que la denrée est nécessaire au bon moral des troupes, et à l’indépendance économique de la Suisse. – «Si vous voyiez les piles de lettres qui me demandent la suppression de cette culture et son remplacement par celle des céréales, (…) vous n’insisteriez pas», lui répond Wahlen. Celui-ci lui conseille toutefois de «produire de l’huile à salade avec les graines de tabac» s’il entend «justifier une augmentation de surface».

Les fabricants ne se le font pas dire deux fois. Des bouteilles d’huile de tabac apparaissent dans les boutiques, tandis que la production de tabac explose. De 1’301 tonnes en 1940, elle passe à 2’983 tonnes en 1945, selon des chiffres fournis par la SOTA.

Des Marlboro à Neuchâtel

En parallèle, l’arrivée de fabricants étrangers dès le début du XXe vient cimenter la destinée commune entre la Suisse et les cigarettiers. Ed Laurens est l’un des premiers à s’implanter à Genève en 1913, suivi par British American Tobacco (BAT) en 1920. En 1957, Philip Morris décide de produire pour la première fois des Marlboro ailleurs qu’aux Etats-Unis. Son choix se porte sur Neuchâtel.

«La Suisse comportait plusieurs attraits pour les cigarettiers étrangers, notamment parce qu’elle n’a jamais connu de monopole d’Etat sur le tabac, contrairement à la France, à l’Espagne ou à l’Italie, relève Jacques Olivier. Sa situation au centre de l’Europe était un atout, tandis que les quatre communautés culturelles et linguistiques dotées d’un haut pouvoir d’achat représentaient un bon marché test. La «Swissness» était aussi synonyme de qualité. Enfin, il s’agissait surtout pour les fabricants de produire directement en Suisse afin d’éviter les lourdes taxes d’importation sur les cigarettes manufacturées.» Aujourd’hui, les trois plus grandes multinationales du tabac Philip Morris, Japan Tobacco International (JTI) et BAT sont implantées en Suisse, et toutes y possèdent une fabrique: Philip Morris à Neuchâtel, JTI à Dagmersellen (LU) et BAT à Boncourt (JU). Au total, elles ont produit 40 milliards de cigarettes en 2014. Un quart a été vendu en Suisse, et le reste exporté, selon des chiffres de Swiss Cigarette, l’association qui regroupe ces trois grands fabricants. «Avec 700 millions de francs de cigarettes exportées par an, la Suisse exporte en valeur plus de cigarettes que de fromage», fait remarquer Francis Egger, secrétaire général de Swisstabac, l’organisation faîtière des planteurs du pays.

Avantages réciproques

La législation helvétique relativement permissive pour le tabac a de quoi entretenir la flamme. «La Suisse est le seul pays d’Europe à ne pas avoir ratifié la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac, note Pascal Diethelm, président d’Oxyromandie, une association de lutte contre le tabagisme. Par conséquent, la publicité pour les cigarettes y est massive: publicité dans les journaux, sponsoring d’événements, envois d’e-mails personnalisés avec offres attractives, ou encore promotion par des hôtesses dans les lieux de vie nocturne, toutes ces techniques de marketing – impensables dans l’Union européenne – sont pratiquées en Suisse par l’industrie du tabac.»

Mais si les cigarettiers trouvent des avantages en Suisse, la réciproque est tout autant valable. Outre les revenus et les emplois directs qu’elles génèrent dans le pays, les multinationales assurent la pérennité des producteurs de tabac helvétiques. Elles ont en effet l’obligation d’acheter leur production, même si la qualité du tabac suisse est inversement proportionnelle à son prix, contrairement à celui planté dans les pays tropicaux. Un fonds de financement du tabac indigène a été mis sur pied dans la seconde moitié des années 80. Il permet aux cigarettiers d’acheter le tabac suisse au prix du marché, et compense la différence auprès des producteurs. «Ce fonds finance environ deux tiers du prix du tabac», relève Francis Egger.

Malgré cela, le nombre de planteurs suisses est en baisse constante. De plus de 6’000 à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, il est passé à 198 en 2014. Swisstabac en recrute actuellement de nouveaux pour espérer se maintenir à 200. Francis Egger ne perd cependant pas espoir. «On dit que nous n’avons plus que cinq ans devant nous, mais cela fait vingt-cinq ans que l’on nous tient ce discours», sourit-il. L’idylle entre la Suisse et le tabac semble avoir de beaux jours devant elle.
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 3/2015).