LATITUDES

Au secours, mes grands-parents divorcent!

Le nombre de séparations chez les couples de plus de 60 ans a doublé en Suisse au cours des deux dernières décennies. Dans de nombreux cas, la retraite constitue un facteur déclencheur. Explications.

«J’ai rêvé que mon mariage dure toute une vie. Mais j’ai compris que mon mari et moi n’avions pas vieilli de la même manière. Nous ne communiquions plus et je n’étais pas heureuse. Alors, à contrecœur, j’ai réagi.» À 70 ans, Charlotte* est en instance de divorce. Elle s’est séparée de son mari il y a deux ans, après 41 ans de vie commune. Cette Genevoise, mère de deux filles adultes, ne représente pas une exception: en Suisse, les seniors (60 ans et plus) qui se séparent sont deux fois plus nombreux qu’il y a 20 ans, cinq fois plus qu’il y a 40 ans. «L’augmentation du nombre de divorces est bien plus spectaculaire chez les aînés que dans la tranche des 30-55 ans», indique René Goy, directeur adjoint de l’association Pro Senectute Vaud.

L’étape de la retraite, et le changement de vie qu’elle entraîne, constitue l’explication principale de ces divorces tardifs, selon les spécialistes. «La retraite se révèle souvent déstabilisante pour le couple, remarque René Goy, dont l’association prodigue des cours de préparation à cette transition sur le plan financier et, depuis une dizaine d’années, sur le plan relationnel. L’union au quotidien ne peut plus se fonder sur le rythme de l’activité professionnelle et de l’éducation des enfants, qui sont devenus adultes et indépendants. Il s’agit souvent d’une épreuve plus difficile encore que le départ des enfants du nid familial.» Christian Reichel, conseiller conjugal à Lausanne, observe aussi ce phénomène depuis plusieurs années: «À l’approche de la retraite, les conjoints expriment souvent la crainte de se retrouver à deux dans un espace restreint et de tourner en rond. C’est à ce moment-là que certains problèmes peuvent se cristalliser et qu’un ras-le-bol s’installe.»

Une deuxième jeunesse

Sentiment de lassitude, impression que son couple n’avance plus dans la même direction et que le tandem ne partage plus les mêmes intérêts: les arguments avancés dans les témoignages recueillis pour cet article se rejoignent. «Quel est mon rôle d’époux ou d’épouse à partir de maintenant? De quoi ai-je vraiment envie? Sommes-nous prêts à vieillir ensemble? La retraite demande aussi de prendre du recul et de questionner son identité, dit Pasqualina Perrig-Chiello, chercheuse et responsable d’une étude sur les relations dans la seconde moitié de vie réalisée dans le cadre du Pôle de recherche national LIVES**. Et si l’on est insatisfait, on part. Une attitude quelque peu individualiste mais que l’on observe aujourd’hui de plus en plus dans la population.»

Les femmes sont celles qui expriment le plus souvent cette impression de ne plus être compatible, constate également Pasqualina Perrig-Chiello. «Celles qui ont une soixantaine d’années aujourd’hui ont pour la plupart suivi une carrière professionnelle. Elles sont de fait plus indépendantes de leur mari que les femmes des générations précédentes et s’octroient peut-être davantage le droit de demander le divorce.»

Toutes générations confondues, les demandes de ruptures émanent dans 60% des cas de l’épouse. Un chiffre qui expliquera sans doute que seules des femmes ont accepté de livrer leur témoignage, à l’image d’Isabelle* qui a décidé de se séparer de son mari à 62 ans, soulignant le caractère catalytique de la retraite «après des années de mariage qui n’étaient plus satisfaisantes».

L’allongement de l’espérance de vie contribue aussi à l’augmentation des divorces chez les aînés. A 60 ans passés, les seniors ne se sentent plus vieux. «Les baby-boomers sont les représentants d’une génération — la première! — qui a la possibilité de vivre longtemps, souligne Pasqualina Perrig-Chiello. Le challenge de vieillir ensemble devient d’autant plus compliqué. À 65 ans, les gens savent qu’il leur est encore possible de vivre plus de 20 ans, qu’ils peuvent encore s’épanouir personnellement et construire de nouveaux projets sur la durée.» René Goy relève aussi que la retraite a pris une autre signification. «Auparavant considérée comme le temps du repos, nécessaire et bien mérité, elle est aujourd’hui devenue le temps d’une nouvelle vie à inventer.»

«Pourquoi pas nous?»

«Divorcer n’est plus une catastrophe, estime Nicole Chapuis, 72 ans (lire son témoignage plus bas). Cela fait partie de la vie! Il y a 30 ans, on craignait le regard porté sur ceux qui faisaient ce choix et leurs enfants mais aujourd’hui, avec tous les jeunes adultes qui divorcent aussi, on se dit ‘pourquoi pas nous?’»

Divorcer, un acte banal? René Goy constate que l’attitude plus décomplexée de la société sur le sujet touche aussi les personnes âgées, qui osent davantage prendre cette décision. «L’idée de s’engager pour un contrat de vie renouvelable ou résiliable devient normale. Le divorce a peu à peu glissé d’un interdit moral vers une possibilité légale.» Il pointe la révision de la loi sur le divorce, entrée en vigueur en janvier 2000. «Cette nouvelle disposition abandonne la notion de faute, de responsabilité de l’un des conjoints envers l’autre. Elle encourage le divorce à l’amiable avant d’en arriver à se défendre devant le juge. Le frein de la culpabilisation lors d’une rupture est ainsi tombé.»

À un âge avancé, la maladie de l’un des époux peut aussi se révéler insurmontable: «J’ai été confrontée au cas d’une femme, plus jeune que son mari, qui le voyait décliner dans la démence et ne se sentait pas assez forte pour le suivre dans sa maladie, remarque Anne Reiser, avocate spécialiste du droit de la famille à Genève. La sénilité est un autre aspect à prendre en compte. Il n’intervient toutefois que dans de rares cas de divorces, plutôt chez les plus de 75-80 ans.»

Des conséquences sous-estimées

Qu’en est-il des enfants, de leur sentiment face au divorce de leurs parents âgés? «Les enfants sont souvent soulagés d’apprendre la nouvelle quand ils savaient que cela n’allait plus entre leurs parents, explique la chercheuse Pasqualina Perrig-Chiello. En étant déjà adultes, et peut-être eux-mêmes parents, l’atteinte psychologique est moins douloureuse que pour un adolescent qui a besoin encore de repères familiaux pour se construire.»

L’avocate Anne Reiser note toutefois qu’un divorce tardif peut avoir des répercussions sur les liens avec le reste de la famille. «Quand des personnes âgées entament une procédure de divorce et la maintiennent jusque devant le juge, il s’agit souvent d’un conflit portant sur l’argent et la division de leur patrimoine. Dans le cas où ces personnes sont déjà grands-parents, elles négligent parfois les conséquences de ces démarches sur leurs relations avec leurs enfants et petits-enfants. La notion de faute n’existe plus dans la loi, mais je ne pense pas qu’elle ait vraiment disparu dans une famille.» En Suisse, lorsque l’un des deux grands-parents est éloigné de ses petits-enfants, aucune disposition légale ne lui donne de droit de visite. «Ils devront intenter une action au résultat hasardeux. Une souffrance horrible pour une grand-mère ou un grand-père coupé de tout lien.»

La responsabilité des enfants adultes vis-à-vis de leurs parents se retrouve parfois sous-estimée, indique par ailleurs Anne Reiser: «Deux personnes qui vieillissent ensemble vieillissent mieux et se soutiennent financièrement. Une personne seule se voit confrontée à un coût de la vie plus élevée et, de ce fait, à une diminution plus rapide de ses économies. Elle peut aussi devenir plus dépendante de ses enfants, par exemple en cas de handicap léger nécessitant de la compagnie mais pas d’hospitalisation. Il s’agit d’une obligation personnelle et financière lourde à assumer pour les enfants qui ont déjà une famille à charge.»

* Nom connu de la rédaction
** www.lives-nccr.ch
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TEMOIGNAGES

Nicole Chapuis, 72 ans, Genève

«Le pire, c’est la retraite»

«On travaille chacun de son côté et, un jour, on se retrouve l’un devant l’autre. Ce n’est pas évident.» Nicole Chapuis est mère de deux enfants adultes et grand-mère de trois petits enfants. Elle a décidé de divorcer à l’âge de 60 ans, après plus de 40 ans passés avec son ex-conjoint, de 15 ans son aîné. «Une décision que je n’ai jamais regrettée», assure la pétillante septuagénaire. «Les dix premières années de notre mariage étaient belles. Mais l’amour et le respect que l’on exprimait l’un envers l’autre s’est ensuite amenuisé. Ce n’est pas le départ de mes filles qui a été le plus dur. Tout s’est compliqué lorsque mon mari a pris sa retraite.»

«Notre différence d’âge s’est ressentie encore plus fortement à ce moment-là. Nous ne trouvions plus d’intérêt à communiquer et, comme il n’avait pas de hobby en dehors du travail, il était toujours à la maison. Je crois que c’est sa présence constante qui me dérangeait.»

Aujourd’hui elle-même à la retraite, Nicole Chapuis multiplie les voyages: «Je me sens tellement libérée! J’ai retrouvé mes copines et visité les îles Canaries, les Seychelles, le Brésil….» Mais elle concède, souriante, qu’il faut être téméraire pour divorcer. «Ma fille aînée m’a beaucoup soutenue financièrement après la séparation, car j’avais décidé de tout laisser à mon mari pour que la procédure soit la plus courte possible. Elle a été d’un appui dont ne peuvent peut-être pas profiter toutes les femmes qui aimeraient faire le pas à mon âge.»
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Isabelle*, 65 ans, Perroy

«Je le vis comme une renaissance»

Isabelle a arrêté de travailler à la venue de sa première fille, très tôt après son mariage. «J’ai assumé toutes les responsabilités liées à l’éducation des enfants, et je me sentais souvent seule. Je ne recevais pas l’appui que j’espérais.» Les années passent, les filles sortent du nid familial, une «première épreuve» pour Isabelle. Son conjoint prend une retraite anticipée à 55 ans. «À ce moment-là, je l’ai même incité à reprendre du travail, à se trouver des occupations. J’ai pris conscience que nous avions vécu tous les deux à travers nos enfants, en tant que famille, et lui à travers son travail. Mais notre couple n’existait plus. D’ailleurs nous faisions chambre à part depuis vingt ans.»

Le déclic survient lorsque les propriétaires de leur maison les somment de partir. «Je n’avais pas le courage suffisant pour rompre plus tôt. Là, j’ai remarqué que trouver et partager un nouveau logement ensemble serait trop compliqué: nous n’avions plus les mêmes envies ni les mêmes intérêts. J’ai proposé de chercher chacun de son côté.»

C’est à l’âge de 62 ans qu’Isabelle s’est séparée de son mari — qui en a alors 68 — pour partir vivre seule dans la campagne vaudoise. «Je le vis comme une renaissance. De nouvelles possibilités s’offrent à moi. Mais je ne vais sûrement pas me remettre avec quelqu’un! Du coup je peux consacrer plus de temps à mes trois petits-enfants.»

«Quand on se dit oui pour la vie, ce n’est plus pour 60 ans, mais peut-être 80! C’est une prolongation conséquente du temps de vie à partager à deux, poursuit Isabelle. Le divorce n’est d’ailleurs plus perçu aussi négativement qu’avant. Je crois qu’on ose plus, et que les femmes ne se cantonnent plus au rôle de mère, épouse et femme au foyer.»
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Une version de cet article est parue dans le magazine L’Hebdo.