CULTURE

Dialogue autour d’un péplum troublant

Alain Perroux tombe sur une amie cinéphile qui sort, enthousiaste, du film de Ridley Scott. Au point de le faire douter…

L’autre jour, en me promenant sur la promenade ombrageuse qui longe les quartiers populaire de notre auguste cité, je rencontrai Mme K., dont le sourire avenant et l’humeur pimpante m’incitèrent à la causette. La conversation ne tarda guère à prendre un tour cinématographique, comme il est d’usage avec cette si délicieuse Mme K. Je la trouvai à cet égard dans des transports que nul langage ne saurait justement retranscrire. Elle venait d’assister à une projection de «Gladiator» et me tint les propos suivants:

Elle: Avez-vous, cher ami, eu l’heur de visionner «Gladiator»?

Moi: Moi qui adore le grand spectacle et les hommes en jupette, vous vous doutez bien que je regrette la désuétude dans laquelle le péplum est tombée. Je me suis donc rué à une séance de «Gladiator».

Elle: Et cela ne vous a-t-il pas transporté ? Il y a belle lurette que je n’ai vu film aussi réussi.

Moi: Moui, «Gladiator» se regarde agréablement. Mais enfin ce type de produits hollywoodiens parfaitement calibrés à coup de millions de dollars ne peut décemment décevoir l’amateur de spectaculaire. Et puis avec les techniques numériques, la reconstitution du Colisée et de ses milliers de spectateurs confine au jeu d’enfant. Les réalisateurs en deviennent presque paresseux et l’espèce d’ennui avec lequel Ridley Scott film la ville aux sept collines en viendrait presque à m’agacer.

Elle: Pour ma part, je n’hésite pas à ranger ce film parmi les productions américaines qui, de manière souterraine, tiennent un propos violemment contestataire, opposé au système qui leur permet de voir le jour. C’est un film politique!

Moi: Vous faites sans doute référence à la lutte médiatique que se livrent l’empereur Commode et le gladiateur Maximus? Oui, certes, mais le cinéma n’a-t-il pas dénoncé depuis longtemps cette manière de prendre le pouvoir sur les masses en leur prodiguant des divertissements?

Elle: Vous oubliez un détail: c’est que ce divertissement-là est intimement lié à l’art de la guerre. Maximus est d’abord général en chef. C’est avec lui que Marc-Aurèle finit de s’emparer du monde entier. Que se passe-t-il ensuite? Comme l’Histoire nous l’apprend, un empire qui est parvenu à sa phase d’expansion maximale est condamné à la décadence. En temps de conquête, la guerre suffit à rassembler les esprits et à étouffer les dissensions intérieures. Mais quand la paix est instaurée, le pouvoir en place doit trouver de quoi contenir toute forme de contestation interne qui pourrait ébranler sa puissance. Que choisit l’empereur Commode, successeur de Marc-Aurèle? De restaurer les jeux du cirque, de donner «du pain et des jeux» aux Romains. Et là où le film de Ridley Scott acquiert une magnifique portée métaphorique, c’est dans le parcours de son héros. Au début du film, Maximus est un général en chef, un gagnant, une efficace machine de guerre. Puis, trahi et dépossédé de tout, il devient gladiateur. C’est-à-dire qu’il participe à la gigantesque machine de divertissement de masse réinstaurée par Commode. Dans l’arène, on fait rejouer les grandes batailles de l’histoire, on les «médiatise», on fait de la guerre un show qui endort la populace…

Moi: Et alors?

Elle: Alors on comprend que les règles qui président à la guerre sont les mêmes que celles qui régissent le divertissement! N’y voyez-vous pas un reflet de la Pax Americana et de son emprise sur le marché mondial de la culture de masse?

Moi: J’entends bien. Mais votre théorie pêche par certains aspects. Car Maximus nous est montré comme un héros positif, qui conquiert sa liberté à la force de ses biceps! Le film exalte donc les vertus de la force et de l’individualisme, qualités premières dans la société néo-libérale qui triomphe outre-Atlantique…

Elle: Vous oubliez que, durant tout le film, ce héros n’est qu’un pion. En tant que général comme en tant que gladiateur, la vie de Maximus ne tient qu’au bon vouloir de l’audimat. Il suffit que les Romains soient lassés de ses combats et ils baisseront leur pouce. Le public du Colisée, c’est vous et moi! Dans le même esprit, l’utilisation de la technologie numérique et des grands moyens hollywoodiens en vient presque à se nier. D’où les teintes sépulcrales et fascisantes des premiers plans de Rome, d’où l’aspect insaisissable des combats, filmés de manière confuse et cahotante, entre accélération et ralentis, entre contrechamps sanglants et gros plans trop rapides. Comme si Scott dissimulait en montrant tout, comme s’il poussait la logique de la violence filmique assez loin pour la retourner comme un gant et en montrer l’inanité. En réalité, on pourrait discuter chaque plan, chaque phrase du scénario, chaque visage d’acteur (à commencer par celui du formidable Russell Crowe). Vous constateriez alors que «Gladiator» est un film carrément subversif!

Silencieux et pensif, je m’en retournai, me promettant d’aller revoir le film de Ridley Scott et lançant à la décidément charmante Mme K. un «Ceux qui vont réfléchir te saluent!» dont la légèreté feinte ne dissimulait guère mon trouble.

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Collaboration impromptue de Katya Berger