Dans les FuckUp Nights, des entrepreneurs se succèdent sur scène pour évoquer leurs fiascos. Reportage lors de la dernière édition genevoise.
C’est dans une ambiance «Garden Party», avec bières, barbecue et bougies, que s’ouvre la sixième FuckUp Nights de Suisse. La quarantaine de participants, pour la plupart entrepreneurs suisses ou expatriés, arrivent au compte-goutte dans le jardin de Seedspace à Chêne-Bougeries (GE). La partie officielle ne démarrera qu’une heure et demie plus tard. Le public en profite pour réseauter, avec l’anglais comme langue de prédilection. «Nous laissons le temps aux participants d’arriver, de boire un verre, de se détendre avant de passer aux choses sérieuses», raconte la Genevoise Fanny Bauer, qui a lancé ces soirées en Suisse, avec son associé Réginald Bien-Aimé. La première édition s’est tenue en octobre 2014 et le succès ne se dément pas depuis.
Ce soir de juin, Genève n’est pas la seule ville à organiser sa FuckUp Night. Vingt-cinq autres événements semblables se tiennent au même moment dans le monde, de Tunis à Edimbourg, de Santa Fe (Argentine) à Washington. Cette idée de raconter ses déroutes professionnelles en public a émergé au Mexique en 2012, puis s’est rapidement propagée en Europe et dans toute l’Amérique, pour atteindre 140 villes au total. «Je suis tombée sur un article dans un journal hispanique sur le phénomène l’année dernière, raconte l’organisatrice, qui codirige également l’agence de communication Synerdreams avec Réginald Bien-Aimé. Je trouvais intéressant de reprendre un concept pour une fois mexicain et non américain. L’entrepreneuriat est très vivant en Amérique latine.» Avec la crise et le taux de chômage élevé, les jeunes n’hésitent pas, quitte à subir des revers, à se lancer comme indépendants plutôt que de tout miser sur un travail salarié, souvent dur à trouver.
Contrairement à ce qui se fait au niveau international, le duo a décidé de lancer le concept à l’échelle du pays plutôt que dans une seule ville. «Depuis, nous avons organisé un événement à Lausanne, deux à Zurich et quatre à Genève. Nous aimerions encore étendre FuckUp Nights Switzerland à Neuchâtel, Berne ou Fribourg.»
Le mot d’ordre: dédramatiser
Avant le «one-man-show» des entrepreneurs invités pour l’occasion, les participants discutent business plan et recherche d’investisseurs. On aurait presque l’impression d’assister à un événement de networking comme les autres. «Nous voulons maintenir le caractère intimiste de cette soirée, et les lieux atypiques, dit Fanny Bauer. Pour se distinguer des apéros d’entrepreneurs ou des petits déjeuners des PME, nous invitons des orateurs très différents. Il peut s’agir d’un boulanger comme d’un sportif ou d’un artiste. L’essentiel est qu’ils soient capables d’entrer dans cet exercice de communication et adhèrent au côté fun et décalé des FuckUp Nights.»
Pour le côté décalé, le public sera servi. Devant un écran, avec un micro dans les mains et une bière pas très loin, Réginald Bien-Aimé, co-organisateur de la soirée, inaugure la partie consacrée aux témoignages, «d’échecs, d’erreurs monumentales, de ratages complets».
Pour prouver que l’échec est «quelque chose de tout à fait normal dans l’histoire», Réginald Bien-Aimé poursuit avec des citations de personnes célèbres, Abraham Lincoln en tête. Il évoque le but de ces soirées: «Montrer à travers le récit des speakers que nous avons tous échoué au moins une fois et appris de nos erreurs.» Il rappelle les règles données aux quatre orateurs de la soirée: une personne monte sur scène pour raconter un «fuck up», choisit dix images qu’elle projette sur l’écran pour illustrer ses propos et dispose de 40 secondes par image pour témoigner (peu de participant ont cependant respecté ces règles).
Un «coup de poing dans le visage»
Le premier à se lancer est Timothée Bardet, co-fondateur de Wiine.me, un site internet dédié au vin qui propose de recevoir une sélection de bouteilles chaque mois. Mais ce n’est pas pour évoquer le décollage de sa start-up actuelle que le jeune entrepreneur prend la parole. Après quelques années comme trader en France, il lance en 2010 avec des amis à Lausanne Time2Market, un portail de e-commerce spécialisé dans les marques de luxe qui recrée une vue virtuelle de leurs enseignes. Le jeune homme au style beaucoup plus décontracté que lorsqu’il travaillait dans la finance — jeans, barbe fournie et carnet à dessin dans les mains — parle de «coup de poing dans le visage» pour décrire l’échec de cette aventure entrepreneuriale.
Face au public de la FuckUp Night, il tire les leçons du fiasco de Time2Market. «Au total, nous avons réalisé 52 business plans et 270 présentations Powerpoint. Pendant une année, nous n’avons fait que présenter des Powerpoint aux investisseurs et aucun produit n’a été testé sur le marché. C’était notre première erreur.» L’entrepreneur en liste d’autres: absence d’un modèle d’affaires, clientèle mal ciblée, manque de spécialistes et d’ingénieurs. «Issus d’écoles de commerce, nous étions tous ‘Branch managers’. Mais, dans une start-up, il faut aussi des personnes qui arrêtent de penser pour agir.»
Chaudement applaudi, Timothée Bardet cède sa place à Annick Mokoi, une Suissesse d’origine congolaise, diplômée de la Haute École d’art et de design de Genève. Dans son cas, l’échec de sa société s’explique davantage par des facteurs psychologiques. Elle crée à 23 ans en 2010 Upper East Style, une plateforme pour acheter ou vendre des vêtements et accessoires de seconde main. Le site fonctionne bien, même si les Suissesses sont plus enclines à commander des habits qu’à les commercialiser. L’entrepreneuse décide donc de se lancer dans le déstockage pour avoir plus de biens à proposer à ses clientes. Le nom du site change pour devenir styleavenue.com. La start-up profite de trois levées de fond d’un montant total de 380’000 francs. «Nous avons obtenu un lot de 380 paires de chaussures Louboutin d’une valeur de 500’000 francs en magasin, explique la pétillante jeune femme. C’était une véritable aubaine, mais nous avons mis huit mois à les vendre et n’en avons retiré qu’une marge de 20’000 francs. C’était quasiment impossible de se relever après cela.»
Annick Mokoi entre alors dans une période de remise en question: «Je n’avais pas planté ma société, mais je n’avais plus l’envie. Je doutais du projet et le doute était un sentiment nouveau pour moi. Ça a duré six mois. J’ai même été me confier à un pasteur!» Malgré la venue de nouveaux investisseurs prêts à apporter leur soutien, la jeune femme prend la décision de tourner la page et dépose le bilan. Quelques mois plus tard, elle se lance dans une nouvelle aventure, toujours dans la mode et le design: PopUp Corner. Elle organise des espaces de shopping éphémères le temps d’un week-end avec des créateurs connus et des nouveaux talents, ainsi que des animations. «La première édition a très bien marché, la seconde moins bien, mais on va continuer!» Après avoir cité Mohamed Ali, la jeune femme fait appel à Léonard de Vinci pour illustrer son état d’esprit d’entrepreneuse retrouvé: «Tout obstacle renforce la détermination. Celui qui s’est fixé un but n’en change pas.»
Eviter les erreurs de débutant
Le troisième orateur, Arthur de Rivoire, a été très imprégné par la culture américaine de l’échec. Sa société All Square a participé à un programme de l’incubateur de start-up californien Plug and Play Tech Center. «A la Silicon Valley, l’échec est vu comme quelque chose de positif. La philosophie, c’est: ‘fail, fail again and learn fast’ (en français, ‘échoue, échoue encore et apprends vite’, ndlr).»
Avec son camarade d’HEC Lausanne, Patrick Rahme, ils quittent en 2013 leurs emplois dans une banque privée pour vivre de leur passion. Tous deux champions de golf dans leur pays, la Suisse et le Luxembourg, ils lancent le premier réseau social entièrement dédié à ce sport: All Square. Mais la plateforme ne décolle pas comme prévu. «Nous avons fait une grande erreur au départ, raconte Arthur de Rivoire. Nous avons externalisé le développement de notre produit, car nous pensions qu’avec 30’000 francs, des développeurs externes pouvaient nous faire rêver. Et, pendant qu’eux travaillaient sur le projet, nous voyagions pour parler de notre idée dans les événements de golf. Le feedback que nous recevions était génial!» Les deux golfeurs signent plusieurs partenariats, mais le site ne fonctionne toujours pas: «Même l’inscription ne marchait pas!». Quasiment à cours de liquidités, le duo se retrouve dans l’impasse.
Comment expliquer ce fiasco des débuts? Le Genevois pointe du doigt son amateurisme et celui de son associé. À la création de la start-up, ils ne sont en effet diplômés d’HEC Lausanne que depuis une année. «Nous ne savions rien au sortir de l’université. Nous avions deux bras gauche.» Les deux ex-champions de golf peuvent néanmoins compter sur leur puissant réseau dans le domaine. «Finalement, c’est notre passion qui nous a remis sur le droit chemin. Nous avons réintégré l’équipe informatique à l’interne et sommes passés de 2 à 10 collaborateurs, avec de vraies incitations financières pour eux.» Philosophe, le jeune homme clôt son intervention sur une citation de Confucius: «Choisis un travail que tu aimes et tu n’auras pas à travailler un seul jour de ta vie.»
«Du jour au lendemain, je n’avais plus rien»
C’est au tour de Karim Garbay, aujourd’hui photographe à Genève, de prendre la parole. Là, le sourire et la décontraction disparaissent. L’échec qu’il raconte à l’assemblée, il le qualifie de «chute libre». L’histoire avait pourtant bien commencé: il ouvre avec son associé en 2011 le Paris Bistrot. Ce restaurant situé à Plainpalais, ils l’achètent en un jour, sur un coup de tête. «J’imagine le concept du lieu, son aménagement. Pendant deux ans, c’est l’endroit où il faut être à Genève. Notre savoir-faire et la cuisine sont reconnus.» L’entrepreneur met toute son énergie dans son restaurant. «Je me couchais à 7h pour me relever à 9h. Et j’ai fini par atteindre la zone dangereuse. Ma tête allait exploser. J’ai décidé de me retirer.» Il fixe le rendez-vous chez le notaire avec son associé pour céder ses parts. «Je ne voulais pas aller au tribunal. Les employés devaient garder leur emploi. Mais j’ai pris une décision sur l’affect et, du jour au lendemain, je n’avais plus rien.»
La spirale négative s’arrêtera à la naissance de sa fille. «Quand elle est née, j’ai pris l’autre claque dont j’avais besoin pour m’en sortir.» Désormais, Karim Garbay tient à mettre en garde les entrepreneurs dans la salle. Il a même inventé un sigle pour cela: SGA pour Savoir gérer son affectif. «Il faut garder l’amour pour la famille. Avec ses employés ou ses associés, il ne faut pas être dans l’affectif.»
Après les questions aux entrepreneurs, les participants profitent encore de l’événement pour boire un verre avant la tombée de la nuit. «Nous avons organisé sept éditions, en comptant celle de Zurich la semaine prochaine, invité 15 speakers, accueilli 300 personnes, conclut Réginald Bien-Aimé. Ce qui correspond à un total de 20 fûts de bière!»
_______
ENCADRE
Huit leçons de la FuckUp Night genevoise
1. S’entourer de spécialistes et d’ingénieurs, pas seulement de managers
2. Un seul Powerpoint à présenter aux investisseurs
3. Ne pas courir après plusieurs types de clientèle
4. Dans le secteur de l’économie digitale, ne pas compter sur d’hypothétiques rentrées publicitaires
5. Toujours garder l’envie et la passion de mener son projet
6. Faire attention à l’externalisation des tâches
7. Motiver ses collaborateurs dans la phase de démarrage
8. Ne pas laisser l’affectif prendre le pas sur les affaires
_______
Une version de cet article est parue dans PME Magazine.
