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L’autopsie en danger de mort

Les dissections de corps humains deviennent de plus en plus rares. Les spécialistes s’inquiètent de voir décliner une pratique essentielle à l’évolution de la médecine.

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Huit mille autopsies ont été pratiquées en 1993 en Suisse. Aujourd’hui, à peine 2000 examens médicaux de défunts ont lieu chaque année. Comment s’explique cette chute spectaculaire? «De plus en plus d’analyses de tissus malades sont aujourd’hui possibles du vivant du patient», explique le professeur Laura Rubbia-Brandt, médecin chef du service de pathologie clinique des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). En cas de mort naturelle, la pathologie dont souffrait une personne est donc souvent connue avant son décès. Une autopsie pour déterminer la cause de sa mort ne paraît plus forcément nécessaire.

Un changement de législation dans les années 1990 a également influencé ce déclin. «Même si la cause du décès est connue, le corps médical peut souhaiter pratiquer une autopsie pour en apprendre davantage sur la pathologie, poursuit la spécialiste. Jusque-là, les médecins demandaient un consentement oral à la famille, qui pouvait s’y opposer. A présent, rien ne peut être fait sans le consentement éclairé avec signature des proches.»

Des gestes qui restent tabous

Les réticences restent nombreuses face à une pratique souvent considérée comme une entrave au corps, voire une souffrance pour le défunt. «Il s’agit d’un geste médical extrêmement respectueux, assure Laura Rubbia-Brandt. L’image d’un acte effectué dans des sous-sols obscurs, véhiculée par les séries américaines, ne reflète pas la réalité.»

«Les autopsies sont réalisées dans les hôpitaux depuis près de deux siècles, et les problèmes d’acceptation ont toujours existé, souligne Vincent Barras, historien de la médecine au CHUV. Il s’agit d’une pratique taboue, une atteinte au corps qui, anthropologiquement, ne va pas de soi.»

Les proches ne sont pas les seuls à la redouter. «Les médecins ne savent pas forcément comment aborder la question de l’autopsie avec l’entourage du défunt et la proposent de moins en moins, poursuit Laura Rubbia-Brandt. Le contexte actuel fait que les praticiens se sentent toujours plus surveillés. Ils craignent par exemple que, lors de l’examen du cadavre, une éventuelle autre cause de la mort soit découverte et qu’on leur reproche de ne pas l’avoir détectée plus tôt.»

Face à la diminution du nombre de corps de patients décédés de maladies méconnues, Aurel Perren, directeur de l’Institut de pathologie à Berne, manifestait son inquiétude dans les pages de la Schweiz am Sonntag en février dernier. «Nous avons atteint la limite inférieure. Si le nombre d’autopsies diminue encore, la formation des futurs médecins en souffrira.» Dans la capitale, 156 autopsies cliniques ont été réalisées en 2014. Il y a vingt ans, ce chiffre s’élevait à 1007.

L’anatomopathologie est l’une des disciplines médicales les plus anciennes, qui est à la base de toutes nos connaissances scientifiques des maladies, rappelle Laura Rubbia-Brandt. «L’observation d’une lésion est une source d’information extrêmement précieuse pour comprendre ce qui s’est passé dans le corps du patient.» La spécialiste souligne que, à la fin des années 80, un nombre important d’autopsies a permis aux médecins d’étudier l’impact du HIV. «A cette époque-là, on ne savait pas grand-chose sur le sida; les multiples examens de cadavres nous ont permis d’observer de quelle manière le virus endommageait les organes. L’utilité de l’autopsie reste la même aujourd’hui pour apprivoiser les maladies émergentes.»

L’essor de la virtopsie

Une forme moins invasive d’examen de cadavres se développe: la virtopsie (contraction d’«autopsie virtuelle»), qui consiste en l’analyse du corps par des technologies d’imagerie médicale. Le CHUV utilise depuis peu cette méthode et les HUG installeront un plateau technique de virtopsie d’ici à la fin de l’année. «Dans l’histoire de la médecine, de nombreuses pratiques ou instruments pourtant très efficaces ont à un moment ou à un autre été remplacés par de nouvelles technologies, perçues comme plus performantes, note l’historien Barras. Je pense par exemple au stéthoscope, que les médecins utilisent de moins en moins pour poser un diagnostic depuis l’arrivée de nouvelles techniques de visualisation plus modernes. Le progrès est bénéfique, mais il se trouve qu’on délaisse aussi des méthodes tout à fait valables.»

«La virtopsie ouvre de nouvelles perspectives effectivement très intéressantes, précise Laura Rubbia-Brandt. Il reste toutefois essentiel de sensibiliser la population et le corps médical à l’importance de l’autopsie traditionnelle. C’est ainsi, notamment, que nos connaissances médicales des pathologies progresseront.»

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Une version de cet article est parue dans le magazine L’Hebdo.