Les airs les plus connus de la musique classique retentissent dans les portables. D’où viennent-ils? Quels sont les plus irritants? Et que signifient ces signaux d’appel issus du répertoire?
Il paraît que la pub à la télé a fait davantage pour Verdi ou Chostakovitch que les efforts sans fin de tous les musicologues vulgarisateurs et violonistes branchés. Admettons. Or voici que la publicité est en train de se faire doubler par la téléphonie mobile. Reconvertis en sonneries de portables, nos immortels classiques résonnent aujourd’hui au restaurant, dans le métro et à chaque coin de rue. Comment sont-ils arrivés là?
Voici d’abord un hit-parade des bip les plus agaçants et les plus répandus (et on sait combien vaste est l’étendue de la sonnerie):
1. L’Ouverture du Guillaume Tell de Rossini («cataclap cataclap cataclop clap clip»). Sortie de son contexte, elle prend des airs de musique pour cartoon. Or, entendue dans sa continuité, elle se présente comme un drame en miniature. On y entend d’abord un magnifique passage élégiaque confié à huit suaves violoncelles, puis une tempête orchestrale du plus bel effet avant d’agrestes accents auxquels le galop devenu célèbre offre une péroraison héroïque. C’est que l’opéra de Rossini se passe, on s’en serait douté, en ces temps glorieux qui virent l’immortelle Helvétie naître sur une prairie au nom rustique. Evidemment, lorsque cette musique résonne au rayon lingerie de la Migros, ça fait moins d’effet.
2. La 40e symphonie de Mozart («padadam padadam padadam tim») ouvre son premier mouvement par des accents angoissés. Le portable les affuble d’atours jamesbondesques.
3. La Toccata et fugue en ré mineur de Bach («tihè tiha tihâ tiho tihou tiho tihâ tiha»). Ou comment transformer les plantureuses sonorités de l’orgue en un bip bip aigrelet.
4. La Chevauchée des Walkyries de Wagner («atschoum padam Schleuh pam»). Mais au fait, qu’est-ce qu’une Walkyrie? Une vierge guerrière chargée de ramasser les guerriers tombés au combat pour les rassembler dans une armée céleste. Cette page doit sa célébrité à Coppola, qui imagina que les hélicoptères du Viet Nam pouvaient tenir lieu de guerrières modernes. Mais les Walkyries du XXIe siècle troqueront sans doute le casque à pointe contre un kit de démarrage avec carte SIM.
5. L’Ode à la joie de Beethoven («tu, du, du, du, du, du, du, du, du, du, du, du, dou, dada»), qui conclut sa 9e symphonie, porte évidemment très mal son nom lorsqu’elle se met à résonner dans une salle de concert parce que son propriétaire a oublié de débrancher son appareil.
6. «La Donna è mobile», de Verdi (oumpapa titada, oumpapa titada), incipit d’un air extrait de l’opéra Rigoletto, porte en revanche un nom prédestiné. Sa mélodie simple et gorgée de soleil n’a pas attendu le téléphone portable pour devenir fameuse. Pas plus que ses paroles machistes: «Comme la plume au vent, femme est volage…»
Le son nasillard et insolent de ces petites machines ignore évidemment toute nuance et se réduit à une suite de notes rythmées au millimètre près. Mais tâchons de passer par-dessus cet agacement sporadique pour s’interroger sur les raisons qui ont pu conduire Nokia ou Ericsson à réduire nos classiques à des «signaux d’appel» empreints d’une banalité bientôt comparable à celle de la sirène des pompiers ou du jingle du journal télévisé.
Le recours aux classiques tient sans doute à la fois du gadget et du snobisme. Le gadget, c’est évidemment de pouvoir transbahuter dans sa poche un juke-box possédant un éventail de sonneries puisées dans tous les genres, de la disco à la musique ethnique. Bonjour la frime au Macumba («Tu veux voir mon Beethoven?»).
Et snobisme parce que la musique classique, vous comprenez, c’est un signe de culture et de goût, avec la nuance branchée fournie par le portable – classique donc, mais pas ringard. Grâce au téléphone portable, les grands airs de Verdi ou Mozart se portent aujourd’hui comme des eaux de toilette. Et mieux vaut sentir le Channel n° 5 que le Tahiti Douche.
Sauf que le Channel n° 5 en version lyophilisée n’a plus beaucoup d’odeur.
